L’expérience du punctum. Les photos d’Alix

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En 1980, la même année que la parution de La chambre claire de Roland Barthes, Alix Cléo Roubaud et Jean Eustache conçoivent un film court sur la photographie et le cinéma: Les Photos d’Alix. Si le réalisateur est bien Eustache, il est important de redonner sa juste place à Alix Cléo Roubaud. En plus de jouer son propre rôle et de montrer ses photographies, elle a vu dans la forme filmique un nouveau moyen d’aborder une problématique qui parcourt toute son œuvre: que peut raconter la photographie? Quelles sont ses limites? Le cinéma offre un point de vue et un point d’écoute; dans le film, Roubaud va travailler cette articulation pour (dé)construire ses propres commentaires: peu à peu, un écart se crée entre la bande son et l’image. Dès lors, les éléments évoqués par Roubaud pour chaque photo ne correspondent pas à ce que l’on voit, ce qu’elle pointe n’est pas visible. Cet écart entre l’image et le mot ne rappelle-t-il pas le «champ aveugle» qu’évoque Barthes à propos du punctum? Dans son dernier livre, Barthes s’éloigne d’un discours sémiologique pour aller vers une écriture plus personnelle, plus intime; de la même façon, le cinéma va offrir à Alix Cléo Roubaud un nouveau regard sur ses propres images. Elle peut ainsi «se livrer» comme le fait Barthes et (ré)interroger aussi bien ses pratiques artistiques – l’écriture et la photographie –, que son histoire personnelle et son existence.

In 1980, the same year as the publication of La chambre claire by Roland Barthes, Alix Cléo Roubaud and Jean Eustache conceived a short film on photography and cinema: Les Photos d’Alix. If the director is indeed Eustache, it is important to give Alix Cléo Roubaud back his rightful place. In addition to playing her own role and showing her photographs, she saw in the film form a new way to approach a problem that runs through her entire work: what can photography tell? What are its limits? Cinema offers a point of view and a point of listening; in the film, Roubaud will work on this articulation to (de)construct her own comments: little by little, a gap is created between the soundtrack and the image. From then on, the elements evoked by Roubaud for each photo do not correspond to what we see, what it points to is not visible. Doesn’t this gap between the image and the word remind us of the ‘blind field’ that Barthes evokes in connection with the punctum? In his latest book, Barthes moves away from a semiological discourse towards a more personal, more intimate writing; in the same way, the cinema will offer Alix Cléo Roubaud a new look at his own images. She can thus ‘give herself up’ as Barthes does and (re)question her artistic practices – writing and photography – as well as her history and existence.

 

 

Le livre de Roland Barthes, La chambre claire, dans lequel il développe la notion de punctum, a marqué l’histoire de la photographie. Aussi bien au niveau théorique – il est contemporain de la création des Cahiers de la photographie et d’une reconnaissance institutionnelle (du moins en France) –, et au niveau de la pratique – avec notamment un faire photographique plus intimiste (par exemple, celui de Denis Roche) ou encore « photobiographique »,[1] pour reprendre la notion de Gilles Mora et Claude Nori. Si l’impact de ce concept est indéniable dans le monde de la photographie, qu’en est-il du cinéma ? Ce texte espère ouvrir le punctum au cinéma – in motion – dans l’optique de renouveler et redéfinir, à partir du concept barthésien, les relations entre photographie, écritures du moi et mise en mouvement des images photographiques. La même année que la parution du livre de Barthes, Jean Eustache, en étroite collaboration avec la photographe Alix Cléo Roubaud, réalise le film Les Photos d’Alix. Au-delà de cette association un peu simpliste entre ces deux œuvres parues la même année, il y a, dans les deux cas, une vraie réflexion sur la spécificité et la nature de la photographie et du cinéma. Cet article propose de faire dialoguer le texte et le film, de circuler entre photographie et cinéma, tout cela à la lumière de la notion de punctum, afin de dévoiler l’intimité sous-jacente à ces réflexions théoriques.

 

1. Barthes & le cinéma

La chambre claire marque un tournant dans les études théoriques sur la photographie ; mais, de manière paradoxale, c’est aussi un livre sur le cinéma. En effet, Barthes construit sa réflexion sur la photographie « contre le cinéma »[2] précise-t-il. De plus, le livre est publié dans une collection spécialisée dans le cinéma, dirigée par Jean Narboni et la revue les « Cahiers du cinéma ». Au fil du livre, des films – par exemple, le Casanova de Federico Fellini – et certaines particularités du septième art seront utilisés pour caractériser la singularité de la photographie car il est difficile, explique l’auteur, de les « séparer ».[3] La chambre claire est donc un livre partagé entre cinéma et photographie.

Physiquement, le lien entre cinéma et photographie est évident ; la photo est génétiquement présente dans le cinéma : il s’agit du même support pellicule, du même procédé chimique, et l’illusion du mouvement que l’on a au cinéma est due à un défilement de vingt-quatre photogrammes par seconde. Or, c’est justement cette vitesse, fondamentale pour le cinéma, qui pose problème à Barthes : pour lui, la photo au cinéma est « prise dans un flux, (elle) est poussée, tirée sans cesse vers d’autres vues ».[4] Le spectateur n’a pas le temps d’observer, ni de s’arrêter sur chaque photogramme, car le référent photographique « glisse ». Mais qu’en est-il lorsque le cinéma se met à filmer des photographies ? Le glissement, dont parle Barthes, a-t-il toujours lieu lorsque le film se fixe sur une ou plusieurs photos, comme c’est le cas dans le film d’Eustache Les photos d’Alix ?

 

2. Le film & les photos

Les photos d’Alix est l’avant-dernier film de Jean Eustache avant son suicide en 1981. On y retrouve plusieurs problématiques abordées dans ses différentes œuvres : des interrogations sur l’art du cinéma, sur le rapport au réel, sur la vérité, sur l’amour. L’histoire est très simple : Alix montre ses photos à Martin et, peu à peu, ce qu’elle dit à propos des images ne va plus correspondre à ce que l’on voit à l’écran. Pour saisir toute la puissance de ce film de dix-huit minutes, il est important d’insister sur la simplicité du dispositif mis en scène par Eustache. Les deux protagonistes (‘ elle et lui ’, pour reprendre les termes utilisés dans le synopsis) sont filmés côte-à-côte, face à la caméra ; en contrechamp, il y a une plongée totale sur les photos, comme si la caméra prenait la place d’un agrandisseur photographique.

Jean Eustache, Les photos d’Alix, 1980

Il y a donc deux axes, deux personnages, et deux sources d’enregistrements : la prise de vue (la caméra) et la prise de son (le micro) – deux éléments qu’Eustache va malicieusement manipuler –. Cette dualité s’exprime aussi dans les deux régimes d’images : l’image fixe (la photo) et celle en mouvement (le cinéma), et enfin, dans les deux rapports au réel : l’un de l’ordre de la fiction, l’autre, du côté documentaire. En effet, Alix est vraiment joué par Alix Cléo Roubaud, soit une photographe qui montre ses propres photos, et qui raconte de vraies anecdotes sur le contexte dans lequel les photos ont été faites. Dès lors, peut-on vraiment dire qu’il s’agisse d’une fiction comme le prétend la note d’intention – confirmé, en outre, par le César du meilleur court-métrage de fiction ? Ne serait-il pas plus juste de parler d’un documentaire sur les (vraies) photos d’Alix, d’autant plus que le film a été tourné chez elle.

Le film se situe donc entre la fiction (comme l’indique le synopsis et la note d’intention), le documentaire (l’artiste est filmée chez elle, dans son atelier, expliquant certaines techniques pour obtenir ses tirages) voire même, pour reprendre les mots de Stéphane Bouquet, du côté de l’« essai contre-cinématographique »[5]  – Barthes et sa conception de la « photo contre le cinéma »[6] n’est pas loin. Mi-fiction mi-documentaire, ou alors ni fiction ni documentaire : le film est inclassable. Un peu comme peut l’être le livre La chambre claire qui se situe entre cinéma et photographie, nous l’avons vu, mais aussi entre livre théorique et réflexion personnelle. En effet, comme le précise le sous-titre, il s’agit d’une « note sur la photographie » et non d’un essai ; en outre, il n’a pas la rigueur scientifique des autres livres de Barthes (ce qui lui a été reproché). Pour son dernier livre paru de son vivant, Barthes circule entre une approche phénoménologique – bien qu’elle soit « vague, désinvolte, cynique même »,[7] précise-t-il –, et une approche plus intimiste, écrite « à partir de quelques mouvements personnels ».[8] L’auteur se confie, il fait part de ce qu’il aime, il évoque le plaisir de parler de photos mais aussi le chagrin qui l’habite à ce moment, celui du deuil de sa mère. Barthes était très proche d’elle et sa mort est une vraie épreuve pour lui que l’on peut lire, en partie, dans son Journal de deuil.[9] Il s’agit d’un recueil de notes (et non « une note ») relatant les différents états d’âmes de Barthes suite à la mort de sa mère. Dans cette perspective, La chambre claire en est le véritable prolongement. En effet, la mère de Barthes hante, littéralement, la seconde partie du livre qui se fonde sur une photographie que nous ne verrons jamais, malgré les nombreuses illustrations que contient le livre. C’est la fameuse photo du Jardin d’Hiver qui « n’existe que pour »[10]  Barthes, car pour nous, lecteur, elle n’est qu’une photo, quelconque et indifférente. Revenons au film qui, lui aussi, recèle une part importante d’intimité, soigneusement dissimulée derrière l’aspect fictionnel.

 

3. Ecart

La mise en scène et le dispositif du film Les photos d’Alix sont simples, mais cette simplicité est indispensable pour mettre en lumière l’écart qui s’opère entre ce qui est dit et ce qui est vu. Au début, Alix Cléo Roubaud commente ses photos : elle décrit des situations, explique des techniques ; tandis que le jeune homme pose des questions ou fait des remarques. Au bout d’un certain temps, suffisamment long pour que le spectateur se sente à l’aise, ce que décrit l’artiste ne semble plus se trouver sur l’image ; comme il est précisé dans le synopsis, « les choses ne sont pas forcément ce qu’elles ont l’air d’être », et les « ressemblances vont se défaire ».

Ce décalage se fait de manière discrète, grâce au montage très précis d’Eustache qui ruse pour faire surgir un doute ; un doute qui n’envahit pas le spectateur soudainement, mais qui se diffuse, petit à petit, à travers des incohérences qui sont de plus en plus visibles. Le spectateur est tiraillé entre ce qu’il voit et ce qui est décrit, il est pris dans cette disjonction du son et de l’image qui le fait vaciller. Il est manipulé par le dispositif cinématographique.

Pour Frédérique Berthet, Eustache paraît filmer « le présent éphémère d’une expérience qui se déroule sous nos yeux ».[11] De quelle expérience s’agit-il ? Celle, bien entendu, de la projection du film ; mais ce « présent éphémère », qui se déroule et se dérobe – comme pour tout film projeté – est ici bien différent. Pendant Les photos d’Alix, le spectateur essaye de rattacher ce qu’il entend à ce qu’il voit (ou inversement), il est alors confronté à un second niveau de l’expérience, voire même à une autre expérience. Comme dans toute projection, chaque photogramme est remplacé par le suivant pour obtenir une illusion du mouvement – le « référent glisse »[12] précise Barthes – sauf qu’ici, ce glissement se fait également au sein du film, à l’intérieur même de l’œuvre : il y a un écart entre ce qui est dit et ce qui est montré. Il est temps désormais de nous aventurer du côté de cette autre expérience, celle de cet écart qui s’apparente à une véritable expérience du punctum barthésien.

 

4. Punctum

Revenons d’abord au concept même de punctum. Barthes le définit par opposition au studium qui caractérise la photographie dite « unaire »,[13] à savoir le type de photo le plus répandu au monde. La photographie est unaire lorsqu’elle est banale, elle peut parfois choquer mais pas troubler : elle est, écrit-il, « du côté du to like et non du to love »; elle « transforme emphatiquement la "réalité" » sans la dédoubler, ni la faire vaciller ».[14] Attardons-nous plus longuement sur ce vacillement qui constitue une des caractéristiques du punctum. A cette photographie unaire aux « intérêts sages » précise Barthes, il oppose une image folle dont il parle à la fin du livre, une image « intraitable ». De la même façon, il faut regarder le film Les photos d’Alix lorsqu’il devient fou : lorsqu’il plonge le spectateur au sein de cet entre-deux, en pleine expérience du punctum, où il ne sait plus où voir, ni quoi lire, ni quoi faire.

Écrit Barthes : « dès qu’il y a punctum un champ aveugle se crée, se devine ».[15] L’expérience proposée par Eustache dans ce film, à travers cet écart entre ce qui est dit et ce qui est vu, rappelle ce « hors champ subtil »[16] décrit par Barthes, un hors champ qui invite l’image à lancer « un désir au-delà de ce qu’elle donne à voir ».[17] Pour Barthes, le punctum est un supplément : « c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà ».[18]

N’est-ce pas ce que fait Eustache dans son film ? Par l’intermédiaire du montage, il ajoute à la photo un supplément – un autre commentaire qui n’est pas celui de la photo –; il ajoute au voir un autre dire qui est pourtant déjà présent dans le matériau filmique. Par cette manipulation, il crée un champ aveugle. On comprend alors toute la difficulté qu’Eustache a eue pour faire le montage du film car il n’a pas simplement décalé la bande son – comme c’est le cas, par exemple, dans Nostalgia d’Hollis Frampton –. Eustache a fait en sorte d’avoir, dans les mots des protagonistes, toujours quelque chose qui se rattache à la photo montrée, qu’il y ait un point en commun, bien que l’image et son commentaire n’ait rien en commun. Et c’est cela qui dérange, c’est cela qui rend le spectateur incertain, et qui rapproche cette étrange expérience du punctum barthésien.

Le punctum est un élément qui fait « tilt » dans l’image, « une blessure, une piqûre (…) qui meurtrit et poigne »,[19] c’est une marque qui « emporte toute (la) lecture »[20] d’une photo. Mais il s’agit de quelque chose de tout à fait personnel, c’est bien là toute la différence avec le studium qui est, quant à lui, toujours codé à l’inverse du punctum qui ne l’est pas.

Eustache, par ce malin écart entre ce qui est dit et ce qui est montré, nous invite non pas à décoder, à faire correspondre un signe à un sens, mais plutôt à nous faire vaciller et par conséquent à être du côté du punctum. Toutes nos certitudes sont emportées par le film. Il nous fait douter car ce décalage n’arrive pas subitement, il se fait petit à petit, pour nous faire atterrir, comme l’écrit Barthes à propos du punctum, dans une « zone vague de moi-même ».[21]

Jean Eustache, Les photos d’Alix, 1980

Pour donner des exemples de punctum, Barthes est dans l’obligation de « se livrer »,[22] écrit-il, de partager les images qui font « tilt » chez lui, car le punctum est un détail propre à chacun qui se joue dans cette « zone vague de (soi)-même » ; c’est donc évoquer ce qui nous rattache sentimentalement à cette photo. Ainsi, parler du punctum revient à partager une intimité que l’on a avec une image, c’est donc s’exposer – comme le fait Alix Cléo Roubaud dans le film lorsqu’elle évoque, par exemple, une photographie qui est « personnellement pornographique tout en étant publiquement décente » –.

 

5. S’ex-poser

En-deçà du désir de trouver l’essence de la photographie, il y a dans La chambre claire une part importante d’intimité : Barthes se livre entièrement et fait, de la dernière parution de son vivant, son œuvre la plus personnelle, dans le prolongement, nous l’avons vu, de son Journal de deuil. De manière comparable, Alix Cléo Roubaud s’expose dans le film – « toutes les photographies sont moi » dit-elle –, elle se livre et raconte des situations très intimes, parfois même gênantes. A la suite du film, Alix Cléo Roubaud va poursuivre sa réflexion sur l’image photographique et, dans un même mouvement que Barthes, elle va passer de l’intime au théorique. Sous la forme de remarques, à la manière de Wittgenstein – philosophe sur lequel elle a commencé à écrire une thèse –, elle va pointer les caractéristiques de la photographie. Parmi ces notes, l’une d’entre elles résonne en nous de façon particulière : une photographie, écrit Roubaud, est « un fragment du monde amoureux ».[23] Comment ne pas penser à Barthes et ses Fragments d’un discours amoureux ? Fragments qui ont eux-mêmes été cités à propos du film La maman et la putain de Jean Eustache qui était, pour certains critiques de l’époque, une sorte d’adaptation libre du livre de Barthes mais qui est, en tout cas, une ex-position très réaliste de ses relations amoureuses d’alors.

Si chaque photo est un fragment, le film Les photos d’Alix met bout à bout plusieurs fragments, pour former une histoire. Ce geste de mettre les unes à la suite des autres des images est aussi celui du montage ; or, nous l’avons vu, il est d’une extrême précision dans ce film qui tient, en grande partie, à la justesse du montage fait par Eustache. Ce film est bien un discours amoureux : Alix Cléo Roubaud et Jean Eustache ont été très proches, amants même, et certaines photos exposent cette intimité. Ce film est une co-création, un dialogue amoureux fait, à la fois, avec les moyens du cinéma et avec ceux de la photographie. C’est une œuvre hybride, une œuvre chimérique que les deux sujets créateurs ont créé avec leurs moyens d’expressions propres.

Jean Eustache, Les photos d’Alix, 1980

Le prologue du film se termine par une phrase prononcée par Alix Cléo et que l’on retrouve régulièrement dans ses écrits : « les seules vraies photographies sont des photographies d’enfance ». La photo d’enfance nous « fascine »,[24] écrit Alix Cléo dans son Journal, car même si nous nous en souvenons pas, il n’y a aucun doute sur notre présence. On rejoint alors l’autre grand concept du livre de Barthes, le « ça-à-été », mais aussi la fameuse photo du Jardin d’hiver, grâce à laquelle il « retrouve » sa mère, bien qu’elle soit alors âgée de cinq ans. Cette photo est fondatrice de sa pensée sur la photographie et du concept de ‘ ça-à-été ’, et pourtant Barthes ne nous la montre pas ; un peu comme Eustache dérobe à notre regard certaines photographies commentées par Alix Cléo Roubaud. Barthes ne nous la montre pas car cette photo n’a de sens que pour lui : la photographie est « enracinée dans le particulier », pour reprendre les mots d’Alix Cléo Roubaud qui auraient pu être écrits par Barthes. Ainsi, l’intimité peut être exposée, ce qui est le cas dans ces deux œuvres, mais il y a toujours quelque chose qui reste inaccessible – l’intime – comme s’il ne pouvait être approché, et qu’il était « intraitable », pour reprendre l’expression de Barthes à propos de la photographie.

Beaucoup d’autres liens peuvent être développés entre La chambre Claire et Les photos d’Alix notamment sur la question du double, de l’altérité, de la mort, ou même de la « super-illusion », dont parle la quatrième de couverture du livre, et qui pourrait être une définition du cinéma. Mais, en guise de conclusion, il nous semble important d’insister sur la dynamique qui anime les deux œuvres. C’est à partir d’une approche singulière et très personnelle, que Barthes va développer les notions de punctum et de ‘ ça-a-été ’, pour répondre à son envie de découvrir la nature de la Photographie, son « "génie" propre ».[25]

De manière comparable, Roubaud et Eustache vont tenter de montrer la nature du cinéma en dévoilant l’envers des photos. Comme le précise Stéphane Bouquet, Les photos d’Alix est ce « genre d’expérience-limite […] qui tente, en niant le cinéma, d’en dire la nature ».[26] Eustache joue bien avec les caractéristiques du cinéma : entre fixité et mouvement, entre montage et continuité, entre fiction et documentaire, entre réel et imaginaire – c’est toute la puissance du cinéma, art de la manipulation par excellence, qui s’exprime dans ce film –.

Ainsi, pour Roland Barthes et Alix Cléo Roubaud, le détour par le cinéma semble être un moyen pour mieux parler de la photographie, mais surtout de mieux se découvrir. Dans les deux cas, le même « désir ontologique »[27] anime les deux sujets ; la photographie devient un levier pour s’exprimer et parler de soi : « toutes les photos sont moi », dit Roubaud ; ou, comme le précise Barthes à propos des images présentes dans le livre, « celles dont j’étais sûr qu’elles existaient pour moi ».[28] Les deux œuvres étudiées sont habitées par la même dynamique vers l’extérieur : les deux vont vers le cinéma dans un désir d’ex-pliquer la singularité de la photographie. Il y a la même ex-position de soi, la même ex-pression d’une intimité, le même questionnement ex-istentiel sur la mort, la perte et l’amour, et la capacité que l’art de la photographie et celui du cinéma ont de nous accompagner dans ces moments de doute, et même de les sublimer.

 

 


1 G. Mora, C. Nori, L’été dernier. Manifeste photobiographique, Paris, Editions de l’Etoile, 1983.

2 R. Barthes, La chambre claire, Paris, Editions de l’Etoile-Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 13.

3 Ibidem.

4 Ivi, p. 140.

5 S. Bouquet, ‘ Le doute surexposé ’, Cahiers du Cinéma, n° 523, avril 1998, spécial Eustache.

6 R. Barthes, La chambre claire, p. 13.

7 Ivi, p. 40.

8 Ivi, p. 22.

9 R. Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil, 2009. Par ailleurs, il est publié dans la même collection, « Fictions & Cie », que celle du Journal d’Alix Cléo Roubaud.

10 R. Barthes, La chambre claire, p. 115.

11 F. Berthet, M. Froger (dir.), Le partage de l’intime. Histoire, esthétique, politique : cinéma, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2018, p. 12.

12 R. Barthes, La chambre claire, p. 140.

13 Ivi, p. 69.

14 Ibidem.

15 Ivi, p. 90.

16 Ivi, p. 93.

17 Ibidem.

18 Ivi, p. 89.

19 Ivi, p. 49.

20 Ivi, p. 80.

21 Ivi, p. 87.

22 Ivi, p. 73.

23 A. C. Roubaud, Journal (1979-1983), Paris, Seuil, 2009, p. 230.

24 Ivi, p. 232.

25 R. Barthes, La chambre claire, p. 14.

26 S. Bouquet, ‘ Le doute surexposé ’.

27 R. Barthes, La chambre claire, p. 13.

28 Ivi, p. 21.