1.1. La Barbe bleue de Perrault : les secrets mal gardés d’une mésalliance

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Lorsque s’ouvre la pièce interdite, les femmes mortes sont le tout dernier argument à charge contre Barbe-bleue, la confirmation d’un dégoût et d’une défiance que le conte de Charles Perrault a installés d’entrée de jeu. Pour un lecteur français du XVIIe siècle, ce mauvais mari n’est pas un ogre vivant dans un château éloigné, comme l’a représenté Gustave Doré deux siècles plus tard [fig. 1]. C’est un homme qui réside dans une maison de ville, qui a de tout en abondance, mais qui, à la différence des courtisans urbains, imberbes arborant perruque à rubans, porte la barbe, et bleue en plus. Anatole France prétend ironiquement qu’il faut juste comprendre que le mari a la barbe sombre et drue, au point de faire paraître la peau bleue, comme « ces comédiens ou à ces prêtres dont les joues fraîchement rasées ont des reflets d’azur » (France [1908] 2003, p. 1691-1692). L’illustrateur victorien britannique Walter Crane avait fait le même choix en 1875 (Fievre 2014) : une barbe fournie, noire et dense, aux reflets bleu foncé. Pour la fiancée et sa famille, tout le problème est là.

 

1. Barbe bleue, sang bleu

La mère, veuve, et ses enfants sont « de qualité » ; Barbe-bleue est un parvenu. Le premier secret du conte, rapidement éventé, est celui de la cause de la mésalliance : pourquoi deux sœurs, devant l’étalage de « la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés », ne trouvent plus la barbe si bleue, voire que « c’est un fort honnête homme » ? (Perrault [1697] 1981, p. 149). Parce qu’elles ont besoin d’argent, parce que la brillance de la matière (or, argent) éclipse l’incongruité de la couleur (la barbe bleue). Trente ans avant Perrault, Molière avait fait des mésaventures d’un couple semblable une comédie-ballet, Georges Dandin (1668), sur la trame d’une farce antérieure, La Jalousie du barbouillé. Ce « barbouillé », les metteurs en scène d’aujourd’hui le choisissent volontiers barbu. Face à la famille d’aristocrates ruinés de province, dont le père est poudré et imberbe, Dandin se tient en paysan mal peigné.

Barbe rousse, barbe bleue, l’homme a une allure de pirate, de manant, quelle que soit la splendeur de ses appartements. Ce sont les représentations iconographiques postrévolutionnaires qui en font un grand seigneur, avec une prédilection pour les atours de la Renaissance, chez Gustave Doré comme chez Walter Crane. Dans l’imaginaire d’après 1789, un meurtrier autoritaire ne peut qu’être une figure d’Ancien Régime, pervers raffiné, aristocrate fin de race en proie à des fantasmes de domination sur des jeunes filles à peine pubères. La maison de ville est oubliée : l’énorme ogre possède un château comme celui où la Justine du Marquis de Sade est maintenue captive par le comte de Gernande.

Mais les contemporains de Perrault y voient plutôt un rustre : l’homme à la barbe bleue n’a pas le sang bleu. Il ne correspond pas à ce que Furetière (1701, vol. 3, p. 409), écrivait à l’entrée « qualité » : « Quand on dit absolument, un homme de qualité, c’est un homme qui tient un rang distingué, soit par sa noblesse, soit par ses emplois, ou ses dignités. Être de naissance, et de qualité, selon les hommes, c’est être né de personnes considérables dans l’ordre du monde » [figg. 2-3].

Son épouse, dont la qualité marque « le rang, la naissance, la condition des personnes » (ibidem), comme l’Angélique de Molière pourrait s’en plaindre, et peut-être s’en venger :

 

On les prend parce qu’on ne peut s’en défendre, et que l’on dépend de parents, qui n’ont des yeux que pour le bien, mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de les considérer au-delà de ce qu’ils méritent (Molière, Georges Dandin (1668), Acte III, scène 5).

 

2. Le mariage comme transaction

En 1694, Perrault avait dans L’Apologie des femmes défendu, contre Boileau, les précieuses, ou plutôt les mille honnêtes femmes dont les extravagances d’une seule coquette ne pouvaient selon lui écarter les qualités. Il enjoignait les futurs maris à ne pas tendre de piège à leurs compagnes, à ne pas les penser par nature infidèles, à les respecter et à leur donner du temps. Les exemples qu’il donne de fidélité conjugale sont des images de vieux époux. Or le parvenu Barbe-bleue est un homme pressé : « au bout d’un mois de mariage », le jeune marié donne à une « affaire de conséquence » (Perrault 1981, p. 150) la priorité sur la félicité conjugale. Sa précipitation n’est pas une méfiance d’amoureux jaloux. Il vérifie la validité d’une transaction. En épousant une jeune fille de qualité sans fortune, il a opéré un échange, dont il met à l’épreuve l’équilibre.

« Affaire » au XVIIe siècle a une signification plus financière que sentimentale, le terme engage l’individu, ses biens, mais aussi son honneur, sa réputation, à une époque où la plupart des transactions se font sur la confiance, en présence de la personne ou sur l’assurance de sa « qualité ». Comme Georges Dandin, Barbe-bleue s’éloigne du logis conjugal pour s’assurer qu’il a fait une bonne affaire et que la jeune fille est bien vertueuse. De retour parce que « l’affaire pour laquelle il était parti venait de s’être terminée à son avantage » (ibid., p. 151), il est convaincu d’être dans son bon droit. Constatant sa désobéissance, Dandin veut battre sa femme et exposer publiquement sa déloyauté ; Barbe-bleue veut la tuer. « Il faut mourir, Madame » (ibid., p. 152).

Face à cet homme pressé, Angélique, chez Molière, gagne du temps. Elle joue sur les mots, le fait attendre, parvient à le contraindre à présenter ses excuses. À l’exemple des précieuses qui enjoignaient leurs prétendants à la lenteur, la mal-mariée impose la patience. L’épouse de Barbe-bleue a un comportement semblable, qui peut surprendre : elle ne s’enfuit pas, elle ne le dénonce pas, elle l’attend, et « fit tout ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle était ravie de son prompt retour » (ibid., p. 151). Parce qu’elle est coupable, suppose Bettelheim, d’infidélité. Mais il y a moins de preuves contre elle que contre lui. Elle pourrait faire embastiller le mari assassin. Or elle ne s’en remet ni à la justice, ni à sa mère qui l’a « vendue » à cet homme. Elle appelle sa sœur et deux frères providentiels. C’est le fameux épisode du « Anne, ma sœur Anne », emprunté à Virgile. Toutefois la supplique n’est pas une lamentation. La Didon moderne sait peut-être qu’un criminel perd tous ses biens. Épouse d’un homme condamné pour meurtre, elle n’aurait plus ni qualité ni fortune. Veuve d’un homme discrètement escamoté par des frères « l’un Dragon et l’autre Mousquetaire » (ibid., p. 153), elle serait riche et libre. Une Célimène et non plus une Angélique.

 

3. Une bonne affaire ?

Aux côtés de la pièce interdite éloquente, bavarde, saturée de signes de culpabilité et d’horreur qui laissent sans voix, les silences du conte sont autrement plus ambigus. Barbe bleue s’apprête à tuer son épouse : « On ouvrit » (qui donc ?) la porte à des frères dont il n’avait pas été fait mention auparavant. Le dangereux époux, quoique armé, maître chez lui, est rapidement tué. Gustave Doré n’exagère par sur ce point quand il dessine une mise à mort avec coup d’épée dans le dos [fig. 4].

L’épée et le cœur, le griffon ou le sphinx accompagnent leur gestuelle d’hommes d’Ancien Régime qui ont tous les droits sur un rustre brutal. L’héraldique à valeur féminine donne raison à l’épouse. Que fait-elle ensuite ? La laconique conclusion est toute en ironie et en finesse : « il se trouva », heureux hasard encore plus bienvenu que l’arrivée inopinée des frères, que la mal mariée était la seule mariée, et l’unique héritière.

 

Il se trouva que la Barbe-Bleue n’avait point d’héritiers et qu’ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur avec un gentilhomme, une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait passé avec la Barbe-Bleue (Ibidem, p. 153-154).

 

À la fin de Georges Dandin, le parvenu envisage le suicide et avoue son erreur : vouloir se marier au-dessus de sa condition est voué à l’échec. L’aliénation sociale lui fait reconnaître sa médiocrité de rustre barbu, qui ne saurait mériter l’habile coquette. S’il se jette à l’eau, Angélique sera dans la même situation que la veuve de Barbe-bleue : pragmatique femme de son temps, elle gardera sa « qualité » et y ajoutera la « fortune » de celui-ci. La bonne affaire que croyaient opérer Barbe-bleue et Dandin se retourne contre eux. Au décès de Barbe-bleue, la veuve à son tour utilise l’argent. Ses choix sont ceux d’une aristocrate : elle achète des privilèges, des charges pour ses frères, et des maris pour sa sœur et elle-même. Retour à la noblesse, au sang bleu, à la qualité ; sanction de la barbe bleue et de ses défauts de rustre.

L’hypothèse de la curiosité de la femme comme audace sexuelle, renouvelant le défaut originel d’Ève et de Pandore, est plausible, surtout si on l’inscrit dans le devenir du conte, notamment chez les frères Grimm. Toutefois il s’agit de femmes d’aujourd’hui, insiste Perrault. La curiosité des femmes à se mêler de leurs affaires, au sens de leurs intérêts financiers, de leur place dans la société est ici probablement plus prégnante, « moyen efficace de démasquer et de combattre l’autorité conjugale abusive » (Heidmann 2008, p. 171). Déloyale à la Barbe bleue, son épouse est loyale aux valeurs de sa classe sociale et aux enjeux de son temps.

 

 

Bibliografia

F. Fièvre, ‘ Walter Crane lit Barbe bleue : amour, violence… et politique ’, Féeries, 11-2014, L’illustration des contes, p. 99-123. <https://journals.openedition.org/feeries/939>.

A. France, ‘ Les sept femmes de la Barbe-Bleue d’après des documents authentiques ’ [1909], in F. Lacassin (éd.), Si les fées m’étaient contées, 140 contes de fées de Charles Perrault à Jean Cocteau, Paris, Omnibus, 2003, pp. 1689-1704.

A. Furetière, Dictionnaire, La Haye, Leers, 1701.

U. Heidmann, ‘ La Barbe bleue palimpseste. Comment Perrault recourt à Virgile, Scarron et Apulée en réponse à Boileau ’, Poétique, 2008/2, n. 154, pp. 161-182.

C. Perrault, ‘ La Barbe bleue ’ [1697], in Id., Contes, Paris, Gallimard (‘ folio classique ’) 1981, pp. 149-154.