Voyage en terres intérieures : écriture multimodale du moi dans Les Paysages atomiques (2017) de Fiorenza Menini

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Abstract: ITA | ENG

Cet article étudie l’écriture multimodale du moi à l’œuvre dans Les Paysages atomiques, film vidéo entièrement composé de photographies réalisées en 2017 par l’artiste française Fiorenza Floraline Menini. Il tire son titre d’une série de photos éponyme réalisée par l’artiste entre 1992 et 2008 afin de documenter les nuages aux formes atomiques apparaissant sur sa route comme autant de révélateurs de son paysage intérieur. Pour le film, ces photos sont photographiées aux côtés des carnets que Menini écrivait à l’époque où elle réalisa sa série, et ces images fixes – la série des Paysages atomiques et les photographies de photos et de carnets – mises en mouvement par un logiciel de montage vidéo. La voix-off de l’artiste accompagne le déroulement des images par la lecture d’un long texte aux accents poétiques mêlant extraits de carnets contemporains des photos atomiques, commentaires des photos, et réflexions sur la photographie. En se projetant sur les différents niveaux du récit multimodal (photos, textes, audio, vidéo), le moi éclaté trouve une forme lui permettant de se saisir et de se raconter qui donne également à son propos une valeur d’altérité. On analyse le pouvoir révélateur du récit multimodal, le caractère initiatique du voyage pluridimensionnel, et la dimension allobiographique du dispositif filmique.

This article studies the multimodal writing of the self at work in Les Paysages atomiques, a video film entirely composed of photographs made in 2017 by the French artist Fiorenza Floraline Menini.  It takes its title from a series of eponymous photographs taken by the artist between 1992 and 2008 to document the clouds of atomic forms that appear on her route as revelatory of her inner landscape. For the film, these photos are photographed alongside the notebooks Menini was writing at the time she made her series, and these still images - the series of Paysages atomiques and the photographs of photos and notebooks – are set in motion by a video editing software. The artist’s voice-over accompanies the unfolding of the images through the reading of a long text with poetic accents, mixing extracts from contemporary notebooks of the atomic landscapes, comments on the photos, and reflections on the photography. Projecting itself into the different levels of the multimodal narrative (photos, texts, audio, video), the fragmented self finds a form that allows it to grasp and tell itself, which also gives its subject a value of otherness. We analyse the revealing power of the multimodal narrative, the initiatory character of the multidimensional journey, and the allobiographic dimension of the filmic device.

 

 

Les Paysages atomiques est un film vidéo de 13min réalisé en 2017 par l’artiste française Fiorenza Floraline Menini.[1] Disponible en accès libre et en ligne, il a été montré dans plusieurs festivals de cinéma, écoles d’art et centres d’art contemporain.[2] Ce film vidéo qui s’inscrit dans la lignée des œuvres considérées par Mathilde Roman dans son livre de 2008 Art vidéo et mise en scène de soi[3] a la particularité d’être entièrement composé de photographies, pour la plupart en noir et blanc, prises, éditées et montées par Menini. La voix-off de l’artiste y accompagne le déroulement des images par la lecture d’un long texte aux accents poétiques fait de commentaires des photos, de réflexions sur le rôle de l’artiste et de la photographie, ainsi que d’extraits de carnets personnels écrits à l’époque où furent prises les photos à l’origine de la vidéo. Ces dernières sont issues d’une série, elle-même intitulée Les Paysages atomiques, que Menini réalisa entre 1992 et 2008[4] et qui est composées de clichés pris dans différents pays – France, Mexique, États-Unis – lors de road-trips durant lesquels des nuages en forme de champignon nucléaire apparurent systématiquement sur la route de l’artiste et qu’elle identifie dans ses carnets comme des révélateurs de son paysage intérieur.

Pour le film, les photos de paysages atomiques sont photographiées aux côtés des carnets que Menini écrivait quand elle les prit et dont elle lit des extraits écrits en plusieurs langues (français, espagnol et anglais). Sur ces photos de photos et de pages de carnets on voit également ses mains, qui les ont autrefois prises et écrites, et qui les manipulent de nouveau à l’occasion de leur mise en récit filmique. Le travail manuel de composition et de réalisation, d’ordinaire invisible, fait ici partie du film qui exhibe son processus de fabrication.[5] Ces photos du présent et du passé sont enfin mises en mouvement par un logiciel de montage vidéo, non par l’utilisation d’une caméra. Rien ne bouge dans ce film vidéo : ni les paysages qui explosent, ni les mains qui composent. Ce sont les fondus enchainés au ralenti, les lents effets de zoom avant et arrière, et le progressif balayage latéral des photos mimant le mouvement du regard qui les font se mouvoir sous nos yeux. En faisant se mouvoir explosions figées, images fixes, texte écrit, et geste suspendu, l’artiste reproduit ainsi le mouvement des phénomènes atmosphériques, du voyage, de l’écriture, et de la création en leur donnant un tempo qui n’est plus celui de la vie, mais de son récit.

Le film qui en résulte déroute autant qu’il envoute : les modes de représentation fusionnent (photo, texte, vidéo, audio), l’immobile se meut, les époques s’agrègent, les lieux se croisent, les langues s’entremêlent, et la voix de l’artiste se dissocie de son corps sur fond de paysages qui explosent.

C’est donc un autoportrait d’un genre singulier que proposent ces Paysages atomiques. En se projetant sur les différents niveaux du récit multimodal, le moi éclaté, présent et passé, trouve une forme qui lui permet de se saisir et de se raconter tout en donnant à son propos une valeur d’altérité. Pour étudier cette composition atomique, j’analyse tout d’abord le pouvoir révélateur du récit multimodal, puis le caractère initiatique du voyage pluridimensionnel, et enfin la dimension allobiographique du dispositif filmique.

 

1. Révélations multimodales

La première particularité du film de Menini est d’être composé de photographies : le punctum est véritablement in motion. Ces photos, on l’a dit, sont de deux sortes. Il y a d’abord la série éponyme qui est prise dans différents pays à différentes époques et dont l’unité est thématique : la présence d’un nuage en forme de champignon nucléaire sur fond de paysage solitaire. Cette série est le pré-texte du film : elle en est à l’origine, elle lui donne son titre, et elle assure la cohésion du récit multimodal malgré son caractère explosif. La voix-off commente les photographies qui la compose à mesure qu’elles s’animent à l’écran.

La première date de 1992 et fut prise depuis la fenêtre d’un immeuble à Lyon,[6] en France. Les couleurs pastels sont celles de l’aube et le nuage en forme de champignon nucléaire fut vraisemblablement causé par l’explosion d’une usine hydraulique. Il ne s’agit pas encore ici d’une série car la photo est seule et rien ne prédisait que d’autres la rejoindraient par la suite.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Les photos suivantes, qui sont au nombre de trois, furent prise vers la fin des années 1990,[7] depuis le siège arrière d’une voiture, lors d’une virée vers la frontière mexicaine, entre Tijuana et San Diego. La lumière et les couleurs sont celles du crépuscule et le nuage est de formation naturelle malgré les formes parfaites de son étrange luminosité phosphorescente.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Les quatre autres photographies qui composent la série datent de 2008. Elles furent prises à bord d’une voiture lors de la traversée d’une réserve indienne de la région des Four Corners au sud-ouest des États-Unis.[8] Elles sont en noir et blanc lumineux et contrasté. Le nuage est de formation naturelle et ses contours imparfaits rappellent un panache de fumée.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Outre leur unité thématique, ces images partagent d’autres caractéristiques. L’angle de l’objectif est pour chacune très large, ce qui accentue l’impression d’espace et fait ressortir la singularité du phénomène nébuleux. Les nuages, de grande taille, sont situés à l’arrière-plan et les paysages où ils apparaissent sont vides. Nulle présence humaine, qu’il s’agisse de zone urbaine (France), périurbaine (la frontière mexicaine) ou sauvage (la réserve indienne). Il en résulte une impression de silence post-apocalyptique, renforcée par l’absence de son diégétique. Les nuages semblent enfin surréels de par leur forme, la lumière et leurs couleurs (pastels évanescents, vert et rose fluorescents, noir et blanc profonds), mais aussi de par les imaginaires attachés au lieu de leur apparition : spiritisme en France, ovni à la frontière mexicaine, chamanisme dans la réserve indienne.

Le fait que ces photos se meuvent très lentement accentue encore leur caractère surréel. Grâce aux effets de zoom et de balayage latéral, les paysages s’étendent et se déploient dans un mouvement invitant progressivement à entrer plus avant dans l’image. Le voyage a ainsi lieu non seulement dans l’espace du paysage, mais aussi dans l’espace de la photo. De plus, ces photos mouvantes s’allongent également dans le temps. Le montage leur donne en effet une durée de plus en plus longue : quarante-deux secondes pour la première photo,[9] environ quatre-vingt-dix secondes pour le deuxième ensemble,[10] près de quatre minutes pour le troisième.[11] Le passé et la mémoire s’animent progressivement pour investir de manière spectrale le présent.

Avec ce film fait de photos, Menini renoue ainsi avec la dimension magique de la photographie. Dans le commentaire audio, elle se remémore avoir « eu la chance d’apprendre la photographie dans une chambre noire / Où l’image apparaissait dans un bain révélateur / J’étais fascinée / Apparition fantôme ».[12] Le pouvoir révélateur de la photographie est au cœur de sa pratique. Ce sont ainsi les photos atomiques qui lui révèlent le sens « obscur »[13] de ces paysages surréels revenant systématiquement sur sa route : elles sont « emblématiques de la quête du regardeur / De la photographie comme révélateur / Du paysage extérieur autant qu’intérieur / Un indice de notre géographie invisible et pourtant palpable ».[14] Plus que de montrer le surnaturel, la photo révèle au sujet son intériorité même en la rendant ‘ palpable ’. Lorsque la voix-off prononce ces mots révélateurs du sens à donner à ces paysages, la main de l’artiste est en train de manipuler les photos dont elle parle. On assiste donc là à un jeu de mot-photo : la géographie invisible des paysages intérieurs est ‘ palpable ’ non seulement au sens métaphorique de ‘ sensible ’, mais également au sens littéral comme l’indique la main qui est en train de palper ces photos de paysages. Le dispositif multimodal fait ce qu’il dit et prouve par-là la véracité de son propos.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Les photos prises pour la réalisation du film (par exemple la photo de la main), sont très différentes des photos atomiques. Toutes en noir et blanc, les plans y sont rapprochés et l’artiste figure dans le cadre. Ses mains gantées de blanc manipulent les photos atomiques telle une laborantine, et son visage malicieux semble s’amuser, parmi les photos et les piles de carnets, à assembler cette composition ‘ mediumnique ’.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Le film est son propre révélateur : il exhibe le travail dont il est le fruit et qui ne se voit ordinairement pas, mais dont Philippe Dubois avait montré la portée constitutive dans son essai L’Acte photographique.[15] En révélant l’identité de l’artiste, ce film qui est aussi un film d’atelier assigne ainsi un corps présent, concentré et laborieux à ces paysages intérieurs explosifs du passé. L’écriture régulière étalée sur les pages de carnets, ici photographiés en gros et très gros plans, contraste elle aussi avec l’éruptivité intérieure dont ils témoignent, et ce bien qu’ils soient contemporains des photos atomiques. L’écriture maîtrise l’émotion de la même manière que la photographie suspend l’explosion.

Les textes qui composent la piste audio du film sont, comme les photos, de deux types : d’une part les carnets contemporains des photos atomiques qui sont photographiés pour la réalisation du film et, d’autre part, le texte écrit pour le film, récit cadre dans lequel sont insérés et commentés les extraits de carnets. Media et temporalités s’entremêlent : les mots deviennent photo et le passé s’articule dans le présent. Ce texte est également multilingue : principalement écrit en français, il utilise aussi l’espagnol et l’anglais, autre manière de faire correspondre paysages intérieurs et extérieurs (France, Mexique, États-Unis) et d’exprimer l’altérité du sujet.

De l’intériorité du moi passé sur le point d’exploser au corps du moi présent là pour en témoigner, le film présente un voyage initiatique passant de l’explosion du moi à la mise en forme de soi.

 

2. Modalités du voyage initiatique

Les Paysages atomiques, film et série, introduisent d’emblée le regardeur dans l’univers du voyage. Le film s’ouvre par ces mots :

Si unique soit un voyage / Le voyageur touche à l’universel / La translation amène à la transcendance / La vision remplace la vue / La poésie replace l’échange / Et l’homme enfin déplié / Voit la carte ouverte de son âme / Et la frontière de son destin. / Extrait de carnet.[16]

Des photos de piles de carnets en plans rapprochés et de pages manuscrites en gros plans accompagnent ces mots. L’association des mots et des photos insiste donc d’emblée sur la dimension narrative du propos : le film est présenté comme un récit de voyage riche en enseignements, comme l’indique la quantité de carnets et de feuillets manuscrits visibles sur l’écran.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

Ces enseignements sont de type ésotérique, au sens propre et figuré :[17] le déplacement du corps dans l’espace donne lieu à une exploration de la géographie intérieure (« Et l’homme enfin déplié / Voit la carte ouverte de son âme / Et la frontière de son destin ») et il permet au voyageur d’acquérir des connaissances suprasensibles (« universel », « transcendance », « vision », « poésie », « âme », « destin »). Le voyage et l’écriture ont donc, comme la photographie, un pouvoir révélateur. La conjonction entre découverte du monde, révélation photographique et connaissance de soi est régulièrement rappelée par la voix-off dont la démarche viatique multimodale vise à trouver « un chemin vers la connaissance / Initiatique dans son sens le plus profond ».[18] Les photographies de l’artiste au travail, manipulant textes et photos les mains gantées de blanc telle une chercheuse dans son laboratoire, illustrent également cette quête heuristique. Ces photos d’ateliers viennent aussi souligner que c’est l’assemblage du dispositif filmique qui donne au voyage initiatique son unité. Les modalités de ce voyage sont en effet multiples et exigent, de fait, un medium multimodal à même d’intégrer leur diversité.

Le voyage physique à l’origine des Paysages atomiques est d’abord constitué de trois voyages distincts : un premier en France début 90, un deuxième à la frontière mexicaine fin 90, un troisième dans les Four Corners fin 2000. Malgré la diversité des lieux et des époques, ces trois voyages sont conçus comme un seul et même périple dont la continuité est établie par les apparitions nébuleuses. L’unité de ce voyage à la temporalité et à la géographie éclatées est également soulignée dans le film par les citations visuelles et textuelles répétées du motif de la route. La récurrence de ce motif donne au film des allures de road trip où trouver sa voie revient à suivre le chemin indiqué par les nuages explosifs apparaissant sur la route de l’artiste. L’association du motif de la route, de l’imaginaire du road trip, des paysages américains et des carnets de type Moleskine convoque également l’univers de la beat generation.[19] L’artiste joue explicitement de ces références en intitulant un des carnets dont elle lit des extraits « carnet Road Writing »,[20] ainsi qu’en recourant ponctuellement à l’anglais. La quête spirituelle et l’intérêt pour l’ésotérisme présents dans Les Paysages atomiques sont également chers au mouvement beat. L’ancrage dans une tradition littéraire identifiable contribue également à donner au voyage et au film leur unité.

Par sa mise en récit filmique, ce road trip initiatique devient également voyage dans la matérialité même des photos et des carnets qui le documentent. La surface des photos et des carnets est arpentée par les effets de zoom et de balayages comme si le film cherchait à pénétrer dans la matérialité de ces paysages antérieurs. Ce dispositif immersif est particulièrement efficace au début du film. Les photographies de paysages atomiques sont visibles dans les photos en noir et blanc de la table de travail de l’artiste, mais l’on ne sait pas encore qu’elles vont être au cœur du propos. Elles sont mélangées aux autres objets présents sur la table (carnets, papiers, plumes, amulettes, gants, stylos), tandis que la voix-off lit les deux extraits inauguraux. Elle s’arrête, puis annonce « voici la première »[21] en même temps que la photographie qui « sera à l’origine des Paysages atomiques »[22] est progressivement isolée en plus gros plan du reste des objets.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

La vidéo coupe ensuite sur un fond noir pour rouvrir sur un gros plan de cette première photo atomique, cette fois en couleur, qui occupe maintenant tout l’écran. Le gros plan arpente progressivement la surface de la photo de gauche à droite, ce qui a pour effet d’accentuer la largeur de l’angle et la profondeur de champ du paysage. On est littéralement entrer dans l’image. Le passage du noir et blanc à la couleur et de l’espace clos de l’atelier à l’ouverture du paysage extérieur orchestre cette plongée dans la géographie antérieure.

 Fiorenza Menini, Les Paysages atomiques, 2017, FRAC Occitanie Méditerranée

 

Par un mouvement de zoom arrière, le plan suivant augmente encore l’étendue de cette double géographie extérieure et intérieure révolue.

Le film est ainsi également un voyage dans la mémoire et dans le temps. Si les photos fonctionnent comme des cartes qui permettent de retrouver les lieux explorés par l’artiste, telles des cartes postales, et de suivre son itinéraire, telles des cartes routières, les carnets sont eux les cartes mémoires qui permettent de retrouver le fil de l’histoire. Par ailleurs, alors que les photos arrêtent le temps pour capturer phénoménologiquement l’instant et dire que « ça a été »,[23] selon la formule barthésienne consacrée, les carnets racontent eux ce qui s’est passé et, en narrativisant ces photos, les réinscrivent dans la durée. Le temps arrêté et révolu est ainsi remis en mouvement, ce qui est visuellement réalisé par le montage numérique qui fait se mouvoir photos de photos et photos de carnets. Cette temporalité multimodale permet alors au moi présent et au moi passé de se rencontrer sur la scène du film, ce qui est régulièrement signalé par l’utilisation de l’embrayeur de discours « je lis » (répété neuf fois), sous-entendu « ce que j’ai écrit », c’est-à-dire « je me lis », autre manière pour le moi de se révéler, et de se retrouver.

Comme l’indique clairement la voix-off d’emblée, le récit multimodal de ce voyage initiatique n’a pourtant pas simple valeur solipsistique. Il est en effet d’abord question de « touche[r] à l’universel », ainsi que de « la frontière [du] destin » de « l’homme », compris au sens générique. L’intertexte beat qui sous-tend le film inscrit également le propos dans une communauté de pensée. Si le dispositif multimodal permet au moi de se raconter, il entend donc produire aussi un savoir valable pour autrui.

 

3. Le pacte allobiographique

Du fait du caractère multimodal des Paysages atomiques, les problématiques de la pluralité et de l’altérité sont au cœur du film de Menini. À rebours des approches holistiques du récit de vie concevant le moi comme un tout cohérent saisissable d’un seul regard dans son entièreté,[24] Menini propose une représentation atomistique et éclatée de la subjectivité. Partant, Les Paysages atomiques montre que

 

[…] l’autobiographie elle-même ne peut pas s’écrire. Sinon spéculairement, par personne (ou figure) interposée, selon ce mouvement qui est peut-être partout à l’œuvre, sous une forme ou sous une autre, et qui fait de toute autobiographie essentiellement une allobiographie, le roman d’un autre (fut-il un double). Le roman d’un mort, ou d’autres morts. […] C’est aussi un tombeau, sa forme initiale est celle de l’éloge funèbre.[25]
 

Dans cette réflexion sur la nature nécessairement allobiographique de tout récit de vie, Philippe Lacoue-Labarthe ne suggère pas que le moi à l’œuvre s’adonnerait à une prosopopée d’outre-tombe, mais que le sujet s’écrivant ne pourra jamais que rendre compte d’un temps et d’un état qui ne sont plus.

Par la lecture des carnets de voyage et le montage des photos nébuleuses, Les Paysages atomiques désigne explicitement le moi antérieur et explosif qui s’y révèle comme un autre spectral : un moi du passé que le moi du présent vient ressusciter à l’aide de la technologie et de la magie. Le fait que l’artiste n’apparaisse jamais sur ces autoportraits intérieurs contribue également à souligner leur spectralité. Si les photos atomiques révèlent le paysage intérieur de leur auteure, elles disent aussi que l’on ne peut pas saisir le moi, si ce n’est de manière invisible, car celui-ci a déjà disparu au moment où on l’écrit ou le photographie. Ça a été, mais ça n’est déjà plus. Le moi est présenté comme irrémédiablement autre, et pas seulement parce qu’il s’exprime parfois en langues étrangères. En explicitant l’altérité constitutive de leur propos et de leur dispositif, Les Paysages atomiques émettent ainsi un pacte que l’on peut qualifier d’allobiographique.

En linguistique, l’allographie désigne la graphie alternative d’une lettre ou d’un mot quand deux écritures sont possibles : ainsi, la lettre ‘ é ’ est une allographie du diagramme ‘ ez ’, et le mot ‘ clé ’ est une allographie du mot ‘ clef ’. L’allographie, c’est donc l’écriture autre (de állos, ‘ autre ‘, et graphè, ‘ acte d’écrire ’). Si, pour Lacoue-Labarthe, l’allobiographie désigne l’écriture de la vie du moi comme autre, le mot désigne aussi l’écriture autre de la vie, voire l’écriture de la vie de l’autre et l’écriture de la vie pour autrui. Ces deux dernières dimensions sont à l’œuvre dans Les Paysages atomiques.

La portée humaniste et universelle de ce récit de voyage initiatique est, on l’a vu, affirmée d’emblée par l’extrait de carnet qui ouvre le film. Cet aspect est directement développé par la voix-off qui commente dans le récit cadre : « parfois des phénomènes arrivent dans nos vies / Sans que nous en comprenions les causes / Et dont le sens restera obscur. / Des coïncidences nous incitent à questionner / L’architecture des évènements de nos vies ».[26]

La portée collective de la réflexion que propose le film est entérinée par l’utilisation répétée de la deuxième personne du pluriel : l’artiste s’inscrit dans une communauté universelle à laquelle appartient aussi le spectateur. Après avoir présenté les photos prises à la frontière mexicaine, elle revient sur la dimension collective de l’expérience sensible. Dans le récit carde, elle s’interroge : « de quoi parle-t-on ? / Mais de quoi parle-t-on ? / Certainement pas de notre perception quotidienne ! / Alors, de ce qui est notre pré-perception ? / Notre mécanique interne ? ».[27] Le geste photographique est présenté comme l’extension matérielle de la capacité interne de chacun à percevoir davantage qu’il ne voit ou ne conçoit. Cette capacité est à mettre en rapport avec la nature allobiographique de toute autobiographie : il y a de l’autre dans le réel comme il y a de l’autre dans le moi. Ces deux aspects sont mis sur le même plan par Menini qui, à propos du temps qui « a été », mais qui n’est plus, avance :

 

Pourtant ce temps a existé / Mais il a pris la densité d’un autre espace-temps / Ce sentiment n’est pas nouveau / Car la mémoire de l’âme n’est pas celle du cerveau / La réalité n’est pas un plan unique / Mais elle est protéiforme / Elle se duplique / Elle est concomitante, se joue en parallèle sur plusieurs niveaux.[28]
 

Cette conception du moi comme autre et du réel comme pluriel est exemplifiée par la nature multimodale même du film qui, lui aussi, « se joue en parallèle sur plusieurs niveaux » (photos, carnets, photos de photos et de carnets, texte, lecture audio) et fait se rencontrer plusieurs temporalités (1992, fin 90, fin 2000, 2017). À réalité protéiforme, film multimodal. À ce titre, Les Paysages atomiques se situe proprement À l’Angle des mondes possibles, pour reprendre le titre d’un livre d’Anne Cauquelin dans lequel la philosophe étudie la prétention de l’art et de la technique à ouvrir, explorer et créer des mondes alternes.[29] Pour Cauquelin, comme pour Menini, cette problématique phénoménologique s’inscrit dans la capacité et la fonction de l’art à faire voir ce qu’on ne verrait pas sans lui. Dans Les Paysages atomiques, Menini s’intéresse explicitement à cette capacité de révélation de l’art, doublement pertinente dans le cas de la photographie.

À propos de ses photos, elle s’interroge pourtant : « mais pourrais-je dépasser cette surface ? / La contrefaçon, la manipulation du regardeur ? / Comment cela peut-il m’aider à voir ? / Comment pourrais-je aider les autres à voir ? ».[30] L’enjeu est de taille car il s’agit de voir au sens phénoménologique, c’est-à-dire de produire un savoir sur la vie ne concernant pas seulement le moi, mais également autrui. C’est ce qu’accomplit le dispositif multimodal au moyen des éléments analysés ici : altérité structurelle, nature asynchronique, dimension métanarrative (le film est son propre making-of), démarche heuristique, pratique de l’exemplification (le film fait ce qu’il dit), plongée dans l’image, réseau intertextuel, approche allobiographique, et questionnement phénoménologique. Les Paysages atomiques nous montre ainsi comment mieux voir, et mieux nous voir, en observant le monde qui nous entoure. Le fait que le film est disponible en accès libre sur Youtube participe également de la volonté de rendre cette réflexion sur la vie et son récit le plus largement possible accessible à autrui.

On conclura en indiquant que le récit multimodal du moi, ou allobiographie multimodale, proposée par le film de Menini intervient dans le champ artistique en sapant la distinction entre art autographique et art allographique établie par Nelson Goodman dans son ouvrage classique d’esthétique analytique Languages of Art.[31] Pour Goodman, se trouvent d’un côté les arts autographiques où la reproduction d’une œuvre, même tout à fait exacte, n’acquiert jamais un statut d’authenticité (en peinture par exemple), et de l’autre les arts allographiques où l’œuvre peut être instanciée de multiples fois (cas de la partition de musique qui donne lieu à un nombre illimité d’exécutions). Ici, c’est précisément l’instanciation répétée des photos de la série Les Paysages atomiques qui crée le caractère unique et authentique du film Les Paysages atomiques. Cependant, l’altérité structurelle et la nature numérique – et donc infiniment duplicable – de l’œuvre rendent du même coup paradoxalement caducs ces concepts même d’authenticité et d’unicité.[32] Ce faisant, l’œuvre de Menini invalide la distinction entre l’original et le double, de la même manière qu’elle contrevient à la division entre l’unique et le multiple et à la séparation entre le moi et l’autre.

 

 


1 Fiorenza Menini est une artiste indépendante qui pratique dans la photographie, la vidéo, la performance et le texte. Ses photographies et ses vidéos parlent du corps, de ses capacités performatives et de ses transformations. Elles ont été présentées, entre autres, au New Museum (New York), au Art Chelsea Museum (New York), au Contemporary Art Museum of Santa Monica (Los Angeles), à la Kunsthalle Fri-Art (Fribourg), à la Fondation Juan Miró (Barcelone), au Museo Reina Sofia (Madrid), à Sécession (Vienne) et à Attitude (Genève), au Centre pour la photographie C/O (Berlin), aux Rencontres d’Arles, et, à Paris, au Centre Georges Pompidou et au Centre National de la Photographie, à La Fondation Ricard, au centre d’art contemporain Le Plateau, et à La Maison Rouge. Fiorenza Menini a été représentée pendant plusieurs années par les galeries Yvon Lambert (Paris) et Taché Levy (Bruxelles). Pour son actualité, une liste exhaustive de ses œuvres et une biographie complète, voir son site <https://www.fiorenza-menini.com/>.

2 F. Menini, Les Paysages atomiques, <https://www.youtube.com/watch?v=RYkur7gakc4> [dernier accès 25 mai 2020]. Le film est conservé au FRAC Occitanie Montpellier. Il demeure la propriété légale et morale de l’artiste.

3 M. Roman, Art vidéo et mise en scène de soi, Paris, L’Harmattan, 2008.

4 Comme le film, ces photos sont conservées au FRAC Occitanie Montpellier. Elles ont été exposées dans de nombreuses galeries dans le cadre d’expositions collectives et individuelles.

5 Menini a travaillé avec une assistante pour la documentation du processus de création. Entretien personnel avec l’artiste, 8 juin 2020.

6 Ces informations n’apparaissent pas dans le film. Elles proviennent d’un entretien personnel avec l’artiste réalisé le 8 juin 2020.

7 Menini explique ne plus savoir exactement quand elle prit les trois photos qui composent cette série. Elle les date de l’époque où elle travaillait à un autre projet intitulé Perfect Life, réalisé entre 1998 et 2001, pour lequel elle photographiait des jeunes qui passaient la frontière entre les États-Unis et le Mexique après avoir quitté leur famille sans laisser de traces. Entretien avec l’artiste, 8 juin 2020.

8 Les Four Corners désignent la région où les états du Colorado, de l’Utah, de l’Arizona et du Nouveau Mexique se touchent. Sauvage et aride, elle appartient en grande partie aux amérindiens, dont les Navajo et les Hopi que Menini a fréquenté à l’occasion de sa série de photos. Entretien avec l’artiste, 8 juin 2020.

9 F. Menini, Les Paysages atomiques, 1:21-2:03.

10 Ivi, 3:06-4:25.

11 Ivi, 5:53-9:47.

12 Ivi, 05:26-05:37.

13 Ivi, 0:47.

14 Ivi, 11:10-11:23. Les italiques marquent l’insistance de la voix-off sur l’adverbe ‘ autant ’.

15 P. Dubois, L’Acte photographique, Bruxelles, Labord, 1983.

16 F. Menini, Les Paysages atomiques, 0:13-0:37.

17 En grec ancien, esôteros veut d’abord dire ‘ intérieur, intime ’. Le terme désigne ensuite des savoirs et des pratiques réservés à des cercles restreints d’initiés. Voir Le Trésor de la langue française informatisé, Nancy, Université de Lorraine, < https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9sot%C3%A9rique> [dernier accès 10 juin 2020].

 18 F. Menini, Les Paysages atomiques, 6:16-6:21.

19 Menini revient sur son intérêt pour l’esthétique beat dans un article intitulé Performance vs. performance où elle revient notamment sur sa rencontre avec Allan Ginsberg. Voir F. Menini, ‘Performance vs. performance’, Volailles, 4, 2015, pp. 98-109.

20 F. Menini, Les Paysages atomiques, 6:34.

21 Ivi, 1 :11.

22 Ivi, 1 :16.

23 R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 129. La citation originale lit : « la Photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo). L’effet qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été ».

24 On pense ici à l’approche traditionnelle de l’autobiographie définit par Philipe Lejeune comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14). Cette approche très stricte présente un certain nombre de limites, à commencer par sa restriction générique et sa conception holistique du moi.  

25 P. Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie : Typographies 1, Paris, Flammarion, 1979, p. 265. Lacoue-Labarthe justifie le rapprochement entre autobiographie et éloge funèbre en expliquant que « les premières autobiographies n’étaient pas écrites mais gravées dans la pierre. On peut les trouver dans les tombes des civilisations égyptiennes et babylo-assyriennes, elles datent d’à peu près 3000 ans avant Jésus-Christ. […] Dans les inscriptions tumulaires, on trouve le souhait de “mettre son nom dans la bouche des vivants pour l’éternité”. Ainsi les pierres parlent vraiment (saxa loquuntur) et deviennent des monuments pour les morts » (Ivi, p. 263).

26 F. Menini, Les Paysages atomiques, 0:41-0:54.

27 Ivi, 4:59-5:12.

28 Ivi, 8:23-8:45.

29 A. Cauquelin, À l’Angle des mondes possibles, Paris, P.U.F., 2010.

30 F. Menini, Les Paysages atomiques, 5:55-6:06.

31 N. Goodman, Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1976.

32 Sur la dissolution de la distinction entre arts autographiques et arts allographiques opérée par l’avènement du numérique, voir A. Cauquelin, À l’Angle des mondes possibles, p. 97.