Où se déroule le roman-photo? Y a-t-il un type de lieu qui correspond au type d’actions que nous associons au roman-photo? Cette question, que depuis les travaux de Bakhtine nous formulons à l’aide du concept de chronotope (chronos représentant le pôle temporel et topos, le pôle spatial de l’action), est capitale dans toutes de culture populaire. Certes, la symétrie n'est jamais directe ou absolue entre telle action et tel lieu, mais l’idée qu’une certaine forme d’action a généralement lieu dans une certaine forme de lieu et qu’inversement un lieu dispose ou programme telle action et non pas telle autre, se voit confirmée par le corpus photo-romanesque. Il y a en effet une grande continuité entre les endroits favoris du roman-photo et ce qu’on y fait: rien de mieux, pour bavarder, pour se confesser, pour faire avancer le récit, qu’un sofa, une voiture, un meuble où se trouve un appareil téléphonique.
On aurait pu s’attendre à davantage d’endroits à même de renforcer le caractère dramatique ou mélodramatique de tant d’intrigues: certes, on passe du sofa au lit, la voiture roule à toute allure sur l’autoroute, le téléphone mène au bureau du patron, mais il faut continuer à s’étonner du traitement très homogène de l’espace et d’un décor qui est à la fois invisible et fonctionnel (et ceci à cause de cela, bien entendu). À tel point qu’il n'est pas trop difficile, malgré l'extrême variété des histoires racontées, de définir les lieux du roman-photo comme de véritables lieux communs: toujours les mêmes, toujours au service des mêmes buts narratifs, obéissant toujours aux mêmes exigences.
Le roman-photo n’a nullement peur des clichés usés jusqu’à la corde: les grilles sont omniprésentes pour augmenter la solitude ou l’enfermement du héros ou de l’héroïne, les amoureux vont au parc pour s’embrasser, les riches vivent dans des châteaux, on se promène à la plage, entre terre et mer, quand on se trouve à un tournant de sa vie. Mais les lieux ne sont pas seulement symboliques, ils ne sont pas là pour redire, répéter, renforcer ce qui se passe dans le roman-photo. Leur rôle est aussi de le faire naître. D’où le traitement de tout lieu en huis clos: cette restriction de champ, qui s’appuie ici sur une certaine nudité du décor, permet justement que la valse des émotions se lance. C’est parce que le bureau, le parc, la plage, la voiture, l’hôpital, le salon, la chambre à coucher se réduisent à une pure fonction de décor, toujours définis par rapport aux deux endroits clés que sont le sofa (versant public) et le lit (versant privé), que les lieux du roman-photo peuvent jouer si puissamment leur rôle d’initiateurs. Le lieu n'impose pas l’intrigue (ce serait l’acception classique du chronotope: descendre à la cave dans un château en ruines est un geste dont la suite se devine automatiquement), il la provoque, il fait que sa vacuité même aide aux personnages de déclencher le mécanisme (ce serait là un emploi en creux du chronotope, mais qui n’en exhibe pas moins la grande efficacité).
Rien ne fait plus peur au roman-photo qu’un décor trop chargé. En même temps, comme trop de minimalisme entraînerait de grands conflits avec les prétentions réalistes et un peu petite-bourgeoises du genre, on accepte l’ornement, mais toujours immédiatement lisible, ce qui autorise que le lecteur le remarque sans qu’on doive s’y arrêter. Le tableau ‘moderne’ derrière le sofa, le crucifix au-dessus du lit, les riches moulures du salon où s’ennuie la femme délaissée par son directeur de mari. Le réel même, celui de l’événement historique (l’inondation de Florence en 1966, par exemple) ou celui du chaos urbain (foule, signes routiers, publicité), peut être intégré au roman-photo, mais il y fera toujours de corps étranger: non pas à cause de son caractère trop dense et pour tout dire peu lisible, mais à cause de la difficulté de l’arrimer à cette fusion chronotopique entre l’action mélodramatique et les lieux qui le rendent possible.