Tout le cinéma de Pasolini est né dans une larme. Une larme littéraire, rêvée, retenue. Beaucoup de larmes, surtout de larmes d’hommes, ont coulé par la suite dans tous ses films: je ne les ai pas encore dénombrées exactement, mais je sais qu’elles sont nombreuses.
Littéraire: la première image du cinéma du «dottore» Pasolini n’est pas une image, mais une parole écrite sur l’écran, une citation savante, Accattone, fin du générique ou début du film, Dante, Purgatoire, V, 107, «Per una lacrimetta che’l mi toglie».
Rêvée: Accattone la laisse couler sur sa joue lors de son propre enterrement, c’est un mauvais rêve, à l’intérieur de la narration du film. La larme existe, mais en rêve.
Retenue: jamais Pasolini n’accepte de donner ce qu’on attend de lui. Ce caractère fait de lui un bon cinéaste, car un bon cinéaste fabrique de l’inattendu. Aucune petite larme de repentance, comme annoncée par la citation d’ouverture ne vient boucler le propos du film lors d’un finale rédempteur. Au lieu de pleurer pour aller au Paradis, en passant par le Purgatoire, Accattone donne l’impression d’y être déjà, et pourtant il parle encore, en vivant, aux vivants: «Mo' sto bene».
Pourtant il n’y a pas plus concret qu’une larme, pas moins littéraire, pas moins onirique, pas moins retenu qu’une larme: cet événement corporel irrépressible, qui traduit visuellement un sentiment intérieur, est totalement cinématographique. Seul le cinéma peut en faire un signe absolu. La théologie peut penser le «don des larmes», la littérature peut les évoquer et les décrire, mais non en faire un signe absolu. Tous les arts et tous les spectacles, musique comprise, peuvent provoquer les larmes du spectateur. Le cinéma aussi, mais seul il a le privilège de faire du mouvement irrépressible du spectateur comblé un signe pour lui-même. Le théâtre ne le peut pas, car le comédien n’est pas le personnage qu’il joue, ses larmes ne peuvent donc être que de convention, elles ne lui appartiennent pas mais ne sont pas non plus des images de ces larmes car elles sortent bien de son corps; dans un film au contraire, la larme est une image qui sort d’une image, un dessin blanc en forme de goutte mobile qui coule de l’image d’un corps, c’est-à-dire du corps du personnage, et le fait de savoir si l’acteur a vraiment pleuré le jour du tournage ou si un assistant lui a déposé une goutte de glycérine sur la joue (les deux possibilités techniques avant le numérique) n’importe pas pour la constitution du signe absolu de la larme cinématographique.
Ainsi la larme qui roule sur la joue d’Enrique Irazoqui est-elle bien la larme du Christ de Pasolini dans cette séquence de l’Évangile selon saint Matthieu qui voit Jésus tourner la tête vers la maison de sa mère sans arrêter son irrépressible marche vers la mort avec ses compagnons.
Franco Citti pleure à nouveau dans Mamma Roma, lorsqu’il veut reprendre possession de la femme qu’il avait libérée de son emprise; il pleure encore dans Le Décaméron, sous les habits de Ciappelleto, et rejoue même à la fois superficiellement une scène de bar d’Accattone, et en profondeur la grande scène théologique de la Rédemption refusée à Accattone, cette fois sur son versant caricatural, à travers la moquerie vertigineuse de Boccaccio (là encore, il n’est question que de larmes: celles que Giuseppe Zigaina, grimé en confesseur berné, recueille sur le lit de mort du personnage joué par Citti: le plus grand pécheur sera enterré comme un saint homme parce qu’il a bien pleuré). Bien d’autres personnages pleurent dans les films de Pasolini, mais aucun n’a jamais atteint l’intensité du Christ passant sur le chemin de la maison de sa mère dans L’Évangile selon saint Matthieu.
Un seul passage de ce film (une petite séquence de douze plans: du cinéma muet classique) n’est pas tiré de l’un des versets de l’Évangile de Matthieu, mais a été inventé. Il s’agit de la rencontre, ou, si l’on préfère, de la non-rencontre du Christ avec sa mère, Marie âgée, jouée par la propre mère du cinéaste, Susanna Pasolini.
1. Le Christ accompagné de ses apôtres, marche sur un chemin encadré par des murs bas en pierres sèches. 2. Plan rapproché, de dos, des marcheurs. 3. Une maison est visible, en travelling latéral, au loin. (Il s’agit de celle de Marie à Bethléem, c’est-à-dire celle du début du film, de ses tous premiers plans qui rassemblaient, en champs-contrechamps, Marie jeune, silencieuse, enceinte et honteuse devant son mari Joseph (une larme coulait sur sa joue, car Joseph pouvait croire qu’elle l’avait trompé et vouloir la répudier), puis souriante (Joseph était revenu après avoir été informé de son innocence par un archange). 4. Retour sur les dos des marcheurs. 5. Marie sort de sa maison et s’approche pour regarder au loin, en direction des marcheurs. 6. Dos des marcheurs. 7. Marie s’approche encore en gros plan. 8. Plan sur les marcheurs, au loin déjà, sur le chemin pierreux ; fin d’un segment musical. 9. En plan rapproché le Christ tourne son visage vers la droite du cadre : ici une larme roule sur sa joue pour le spectateur extrêmement attentif. 10. Marie, en gros plan, regarde douloureusement vers la gauche du cadre. 11. Les marcheurs de dos, arrivent devant une ville. 12. Devant cette même ville, la nuque du Christ s’avance.
Ce regard est l’invention formelle proprement géniale du film de Pasolini, l’une des plus remarquables de son style cinématographique si particulier, un sommet historique de la rhétorique filmique. Tout simplement par ce regard enchâssé dans cette suite exacte de plans constitue un faux-raccord de distance. Les hommes sont déjà au loin sur le chemin lorsque le Christ tourne la tête vers la droite en gros plan, et que son regard – qui ne peut être qu’en direction de sa mère – commence. Le Christ aurait échangé un regard banal, ou pathétique et ridicule, avec sa mère si leurs deux regards avaient précédé le plan d’éloignement des hommes. La distance topologique n’aurait compté pour rien, car la logique conventionnelle du montage classique suture sans difficulté les deux regards croisés dans l’espace filmique, qui n’est ni un espace théâtral ni un espace réel. Et ainsi Jésus aurait simplement regardé sa mère dans l’esprit du spectateur. Mais le raccord est un «faux raccord» et ainsi produit un effet terriblement ambivalent: le spectateur pense bien à un champ-contrechamp impossible ou un peu magique entre deux personnages se tenant à grande distance l’un de l’autre, mais ne peut pas décider si le Christ a communiqué très intimement avec sa mère ou bien si leurs deux regards sont restés aveugles et jetés vers le vide.
C’est ce vide vertigineux, qui n’existe qu’au cinéma parce qu’il est un mélange de temps et d’espace, de chair et d’abandon de la chair à la figure, qui fait toute la force de cette image arrêtée.
Dans le film, le faux raccord produit un événement dans l’acte même de regarder et met en doute la vision tout en lui donnant une énorme intensité. Cette invention consistant à placer une larme dans un faux raccord fait de Pasolini l’un des grands inventeurs de formes de l’histoire du montage cinématographique. Sur le photogramme de la larme furtive, qui ôte à la fois le mouvement, le temps et l’espace, subsiste néanmoins la puissance de mystère du visage d’Irazoqui, avec son œil gauche prêt à bondir sur l’arête du nez, ses cheveux noirs comme sa barbe et épaissis par l’huile déposée par les mains de Natalia Ginzburg, ses lèvres scellées comme celles de la Joconde.