5.2. Barbe-Bleue : regard et sexuation

di

     
Categorie



Questa pagina fa parte di:

  • Barbablù. Il mito al crocevia delle arti e delle letterature →
 

De tous les contes populaires dont nous avons gardé la trace en Europe, l’histoire énigmatique de Barbe-Bleue porte en elle une force toute particulière d’attraction horrifique mêlée d’inquiétante étrangeté.

La question de l’interprétation du texte intéresse autant le champ littéraire, musical ou cinématographique que celui de la psychanalyse qui interroge le conte dans sa capacité à mobiliser l’inconscient du lecteur. Barbe-Bleue nous tient en haleine parce qu’il est question du désir dans son rapport à ce qui est caché, opaque, voire contradictoire. Pour le psychanalyste les vérités que le conte dissimule se trouvent ailleurs que dans l’espace axiologique mais doivent plutôt se déchiffrer dans la structure narrative elle-même comme dans la récurrence de certains motifs lors des différentes tentatives de réécriture de Barbe-Bleue.

Ainsi la clef dont Perrault nous indique dans une concision elliptique saisissante qu’« elle était Fée » (Perrault 2014, p. 190) constitue le véritable marqueur symbolique du conte de Barbe-Bleue : la place d’adjectif attribut est remarquable ici, mettant en valeur le seul élément magique du conte [fig. 1]. Bruno Bettelheim, le premier psychanalyste à en proposer une interprétation, relie la clef et la tache de sang indélébile à l’acte sexuel et au registre de la défloration dans son caractère d’irréversibilité (Bettelheim 1976, p. 441-442). Or la clef tachée de sang, outre la référence à peine voilée à une position de pouvoir phallique, évoque aussi une altération définitive de sa forme imaginaire et met en évidence l’instabilité de l’objet derrière le signifiant au sens où le mot tue la chose. La tache indélébile est ce qui vient inscrire le manque au cœur de la fonction phallique signifiante et permet du même coup le passage au registre symbolique du déchiffrement et de l’élucidation par le langage. Dès lors, puisque la clef s’adresse à l’effort d’interprétation lui-même, nous sommes conduits légitimement à nous poser la question suivante : de quelle mutation subjective le texte princeps de Perrault cherche-t-il à rendre compte ?

On peut reprocher ici à Bruno Bettelheim de rejoindre dans son interprétation de Barbe-Bleue la visée morale du conte. L’aspect tautologique de sa démonstration échoue sur ce point à dévoiler la dimension inconsciente du texte (Bettelheim 1994, p. 444). Le conte de Barbe-Bleue nous amène à considérer la curiosité, non comme une mise en garde contre le pouvoir destructeur de la sexualité, mais bien au contraire comme un passage nécessaire à une certaine forme de désobéissance, véritable épreuve du dévoilement. Cette curiosité-là est poussée par la découverte d'une scène interdite et dissimulée, promesse d’un savoir en attente. Ce savoir vient répondre à l’incomplétude fondatrice de notre rapport au langage, à la béance que laisse donc l’inconscient dans notre rapport à la parole : la scène est attendue comme une révélation fondamentale. Ici le regard supplée au manque qu’incarne le signifiant phallique dans le champ symbolique, celui de la parole et du langage : mutation du regard comme objet constitutif du désir, qu’il enclenche donc.

Or les deux temps du récit au cœur de la tension narrative dans Barbe-Bleue sont des constructions scéniques scopiques inversées, c’est-à-dire qu’elles privilégient toutes deux le regard pris comme objet central dans le déclenchement du réel narratif, mais de manière opposée et symétriquement.

La première scène, celle de l’entrée dans la chambre interdite, contient une charge d’effraction, d’empressement et de sidération.

La seconde, celle de l’attente des deux frères sauveurs, reprend au contraire un évidement de la charge scopique autour du rien, une attente et une forme de construction progressive de l’objet scopique (cf. le nuage qui annonce l’apparition progressive des cavaliers).

Il y a un jeu de permutation et d’opposition du couple vision/regard, terme à terme, autour de ces deux scènes qui inclut aussi un rapport à la temporalité : d’un côté cet empressement de la curiosité et de l’autre l’attente forcée de la jeune épouse menacée par la violence conjugale. En outre le thème de la répétition, présent dans les deux scènes, passe du registre imaginaire au symbolique : il concerne en effet tout d’abord l’image des corps féminins égorgés, suspendus et attachés alors que dans la seconde scène c’est la scansion narrative à trois reprises qui porte la marque de la répétition « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir » ?

Ce renversement par couples signifiants opposés évoque la marque du fantasme dans l’inconscient, mais aussi une certaine logique des marqueurs sexués présents dans le conte. La scène de l’entrée dans le cabinet interdit dévoile métaphoriquement la levée du refoulement sur la violence pulsionnelle du combat autour du phallus, entendu ici comme le signifiant privilégié du manque logé dans l’inconscient, articulant au langage le désir et la recherche de son assouvissement. Ce combat vise un certain rapport à l’exclusivité de deux manières différentes selon que l’on se situe sur le versant masculin ou féminin. Côté homme, Barbe-Bleue veut garder la maîtrise sur sa jeune épouse en l’asservissant à son propre secret, elle doit renoncer à sa curiosité pour se faire sa chose, et lui permettre de vérifier qu’elle n’existe dans son désir qu’à cette place-là, elle devient son phallus imaginaire. Cette équation girl = phallus, Lacan y décèle l’aspect insaisissable de l’objet phallique (Lacan 1991, p. 454) à partir d’un commentaire sur La naissance de Vénus de Botticelli : la beauté obtient son pouvoir de fascination à travers ce rapport privilégié au manque qui l’habite [fig. 2].

Dès lors le fantasme, dans son impasse logique autour du phallus imaginaire, pousse Barbe Bleue à chosifier l’autre féminin jusqu’à la mort. Côté femme, la demande d’exclusivité vise le rapport d’exception dans le désir de l’autre cherchant à vérifier qu’elle est bien la seule, l’unique, dans un souci de reconnaissance qui la gratifierait vis-à-vis de son propre manque. C’est bien à partir du désir de l’autre qu’elle pense récupérer l’objet phallique, le phallus est ici le signifiant d’un prestige symbolique, vecteur d’une curiosité vers la promesse d’un savoir, mais aussi d’un statut qui lui manque. On mesure mieux l’effroyable déconvenue au spectacle macabre de la chambre interdite : en découvrant sa place d’objet dans le désir de l’autre, elle se voit elle-même contredite dans son propre désir. D’abord parce qu’en s’identifiant aux corps féminins suspendus, c’est sa propre mort qui s’annonce, mais aussi parce que sa demande d’exclusivité est bafouée par la répétition des crimes antérieurs. Le savoir auquel elle aspirait en pénétrant la chambre interdite la nie en tant que sujet désirant. Sidération et évanouissement (elle laisse tomber la clef, c’est-à-dire un certain rapport au phallus) métaphorisent ce rapport contradictoire et tragique entre désir et maîtrise consciente de soi, comme si l’égarement était ici le prix à payer pour continuer à désirer au prix donc de sa propre vie. Véritable aphanisis au sens où Lacan décrivait dans cette éclipse subjective le vacillement et la vulnérabilité de l’individu qui y accède (Lacan 2013, p. 501). Barbe-Bleue met en scène l’inconciliable tragédie du désir autour de deux logiques inconscientes contradictoires, sorte d’impasse de son articulation logique entre homme et femme.

Dans la deuxième séquence, celle de l’attente du frère et de l’interpellation de la sœur Anne, fratrie et sororité s’opposent tous deux ici à l’impasse tragique du désir charnel : la question de l’amour surgit à travers l’entraide et la prise de risque pour sauver une personne aimée. Tout cela devient possible, non parce qu’une solution aurait été trouvée par rapport à l’impasse du désir phallique, mais parce qu’il va être question de le laisser tomber (comme la clef), de l’oublier ni plus ni moins comme la dernière phrase du conte de Perrault nous le rappelle instamment (Perrault 2014, p. 193) : logique d’effraction tragique du désir inconscient d’un côté contre celle d’un refoulement libérateur de l’autre. Incontestablement Perrault situe l'amour du côté du refoulement de la chose sexuelle. Le récit quitte sa composante traumatique pour laisser la place à une autre tonalité, celle d’une mise en tension autour de l’attente salvatrice portée par l’entraide entre frères et sœurs : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». Devenue un véritable slogan pour quiconque est interrogé à brûle-pourpoint sur Barbe-Bleue, cette évidence cache pourtant le vers de Virgile dans l’Enéide auquel Perrault a certainement pensé : « Didon l’esprit malade s’adresse à sa soeur avec qui elle ne fait qu’une : Anna ma sœur quels rêves éveillés m’effraient et me tiennent en suspens » (Virgile 2013, p. 172-173). L’auteur de Barbe-Bleue est à l’origine en 1687 de la querelle entre les Anciens et les Modernes et sera le chef de file de ces derniers contre Boileau. S’opposant au modèle antique dans le célèbre épisode de l’Énéide (chant IV), il renverse son issue fatale (le suicide de Didon) en proposant de sauver l’héroïne de Barbe-Bleu [fig. 3].

L’attente permet à l’objet d’apparaître progressivement dans le champ de vision, et renvoie donc aussi aux contours d’une vision intérieure au sens où le rêve enseignait les Anciens. Ce ‘rien’ apparaît comme un objet à part et semble indiquer une particularité de la sexuation féminine s’opposant à la composante mortifère de la quête phallique. Ici les sœurs ne font qu’une comme nous le rappelle le vers de Virgile, plus de place pour le manque et le signifiant phallus censé l’incarner. À travers le concept de sexuation, Lacan renvoie au choix de l’inconscient pour se situer du côté homme ou femme, bien au-delà du sexe anatomique, mais aussi par-delà la surdétermination de l’environnement socio-éducatif. Lacan évoque une jouissance Autre pour spécifier cette forme de jouissance qui ne serait pas entièrement (pas-toute) articulée au phallus, c’est-à-dire au signifiant du manque, et qu’il articule au féminin dans la logique des choix inconscients. Or ce registre inconscient du pas-tout, le rien qui s’oppose au tout phallique, permet l’issue positive du conte vers la libération finale de l’héroïne : cette dernière n’est pas punie pour sa curiosité, ni même pour son infidélité, elle doit son salut à une certaine entraide portée par une autre forme de regard. Le rien au centre du regard des deux femmes et qui pourtant fait lien entre elles deux, renvoie à la part inassimilable du féminin. Dans la logique du pas-tout, il existe une part de rien qui spécifie le féminin inconscient et lui permet d’échapper à la logique masculine d’assignation en tout ou rien, toute entière tournée vers la jouissance phallique, celle que résume si bien la formule « en avoir ou pas ». Non pas que l’héroïne du conte de Perrault ne puisse accéder à cette logique du désir portée par le phallus (c’est bien d’ailleurs le sens de l’entrée dans la chambre interdite motivée par la quête d’un savoir interdit), mais elle peut ensuite ne pas s’y soumettre entièrement pour échapper à sa composante mortifère. En ce sens Barbe-Bleue peut se lire comme un conte sur la différence sexuée qui préfigure une forme de renouvellement du regard à travers une émancipation par le féminin de la norme phallique du désir.

 

 

Bibliografia

B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, traduction par T. Carlier, Paris, Robert Laffont, 1976.

J. Lacan, Le Séminaire livre VI. Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013.

J. Lacan, Le Séminaire livre VIII. Le transfert, Paris, Seuil, 1991.

C. Perrault, ‘ La Barbe bleue ’, in Id. Histoires ou Contes du temps passé, Paris, Flammarion, 2014, pp. 187-194.

Virgile, L’Énéide, trad. P. Veyne, Paris, Les belles lettres, 2013.