De tous les contes populaires dont nous avons gardé la trace en Europe, l’histoire énigmatique de Barbe-Bleue porte en elle une force toute particulière d’attraction horrifique mêlée d’inquiétante étrangeté.
La question de l’interprétation du texte intéresse autant le champ littéraire, musical ou cinématographique que celui de la psychanalyse qui interroge le conte dans sa capacité à mobiliser l’inconscient du lecteur. Barbe-Bleue nous tient en haleine parce qu’il est question du désir dans son rapport à ce qui est caché, opaque, voire contradictoire. Pour le psychanalyste les vérités que le conte dissimule se trouvent ailleurs que dans l’espace axiologique mais doivent plutôt se déchiffrer dans la structure narrative elle-même comme dans la récurrence de certains motifs lors des différentes tentatives de réécriture de Barbe-Bleue.
Ainsi la clef dont Perrault nous indique dans une concision elliptique saisissante qu’« elle était Fée » (Perrault 2014, p. 190) constitue le véritable marqueur symbolique du conte de Barbe-Bleue : la place d’adjectif attribut est remarquable ici, mettant en valeur le seul élément magique du conte [fig. 1]. Bruno Bettelheim, le premier psychanalyste à en proposer une interprétation, relie la clef et la tache de sang indélébile à l’acte sexuel et au registre de la défloration dans son caractère d’irréversibilité (Bettelheim 1976, p. 441-442). Or la clef tachée de sang, outre la référence à peine voilée à une position de pouvoir phallique, évoque aussi une altération définitive de sa forme imaginaire et met en évidence l’instabilité de l’objet derrière le signifiant au sens où le mot tue la chose. La tache indélébile est ce qui vient inscrire le manque au cœur de la fonction phallique signifiante et permet du même coup le passage au registre symbolique du déchiffrement et de l’élucidation par le langage. Dès lors, puisque la clef s’adresse à l’effort d’interprétation lui-même, nous sommes conduits légitimement à nous poser la question suivante : de quelle mutation subjective le texte princeps de Perrault cherche-t-il à rendre compte ?