La fascination de l’absence. La photographie comme relique dans L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie

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Cet article met en jeu le rapport texte/image dans L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie. Il s’intéresse plus spécifiquement à la façon dont la présence des photos structure l’œuvre et module le procédé de l’écriture. La photographie est envisagée comme une relique dont la particularité est de permettre aux auteurs, et en particulier à Annie Ernaux, d’établir un compromis avec la menace persistante de la mort/absence. Travaillées par l’écriture, les photos-reliques deviennent le support d’une rémission du corps et d’un dévoilement possible de la souffrance intime à une communauté de lecteurs.

This contribution aims to propose a reflection about the relationship between text and images in L’Usage de la photo by Annie Ernaux and Marc Marie. How the presence of the photos structures the text and modulates the process of writing? Photography is seen as a particular kind of relic whose purpose is to allow the two authors, in particular Annie Ernaux, to establish a compromise with the persistent threat of the death/the absence. Worked/Shaped by writing, the photos-relics become the support of a remission of the body and a possible unveiling of the intimate suffering to a community of readers.

 

 

Dès La Place en 1983, les photographies n’ont pas cessé de prendre une importance croissante dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Ce recours de plus en plus massif à la photo comme support ou point d’ancrage du récit correspond à la naissance puis au développement d’un projet esthétique singulier. Celui-ci se fonde sur le refus de la fiction pour élaborer peu à peu les codes d’une autobiographie impersonnelle « entre la littérature, la sociologie et l’histoire ».[1] Dans un entretien, Annie Ernaux confirme que : « À partir du moment où [elle a] refusé toute fiction, […] les photos sont devenues des pièces essentielles pour saisir et comprendre la réalité, des “signes objectifs” en effet, devenus indispensables d’un livre à l’autre ».[2]

Cependant, si l’insertion de photo dans l’écriture devient systématique à partir de 1983, elle se fait au moyen du dispositif de ‘l’ekphrasis notionnelle’, c’est-à-dire d’une « écriture photographique transformative »[3] qui fait de la photographie un texte. Ce changement de média privilégié par Annie Ernaux concourt à refréner la dimension du punctum, la relation personnelle et émotionnelle qui s’établit entre le regardeur et la photo, au profit des détails relevant du studium, c’est-à-dire des éléments socio-historiques et culturels qui viennent étayer son travail socio-littéraire. Il s’agit notamment de protéger le lecteur pour lui permettre de s’approprier intellectuellement le contenu photographique tout en échappant à la fascination de l’image :

Je ne voulais pas que la photo réelle se substitue à la photo imaginée par le lecteur, détruise sa représentation intérieure. C’est cela qui est au fond de mon choix de ne pas reproduire les photos : permettre au lecteur de projeter, déposer, ses propres images sur la photo décrite et non l’emprisonner, le « fasciner » (si souvent fascinée, je sais de quoi je parle !).[4]

LUsage de la photo[5] publié en 2005 chez Gallimard et co-écrit avec Marc Marie opère donc un renversement dans l’approche d’Annie Ernaux. Pour la première fois, les photos ne sont plus transposées en texte, mais insérées en tant qu’image. Il ne s’agit plus d’éviter leur propension fascinatrice, mais de l’assumer, de travailler à partir de ce phénomène et de produire un texte qui découle entièrement de leurs présences.

Il s’agit d’assumer aussi la dimension objectale de la photo dans sa singularité : une présence manifestant l’absence. Dès lors, L’Usage de la photo s’apparente à un reliquaire contenant les dépouilles d’une jouissance. Quinze ans après sa publication, que peut encore nous apprendre ce livre sur ‘l’usage de la photo’ d’Annie Ernaux ? Quelles réflexions propose-t-il sur ‘l’usage de la photo’ dans une stratégie d’écriture ? Quelques éléments de réponse peuvent être apportés à ces questions en considérant d’abord le dispositif en place ; puis en retraçant les liens qui se tissent entre la photographie comme relique telle qu’utilisée dans le présent livre et le compromis engagé dans le travail du deuil. Nous verrons enfin en quoi L’Usage de la photo s’ancre dans une esthétique particulière du regard, symptomatique d’une poétique indiciaire et d’une écriture du corps.

 

1. Un dispositif de la fragmentation

L’ouvrage s’ouvre sur une introduction d’Annie Ernaux rédigée en 2004 qui présente la genèse du photo-texte : la fascination pour les scènes qui ont précédées l’acte amoureux (vêtements emmêlés, table non débarrassée…) ; puis l’envie et le passage à l’acte de photographier « ces choses dont [leurs] corps s’étaient débarrassés » ;[6] enfin, la sélection de quatorze photos parmi un plus vaste ensemble et leur mise en écriture : « Nous sommes convenus que chacun écrirait de son côté, en toute liberté, sans jamais montrer quoi que ce soit à l’autre avant d’avoir terminé, ni même lui en toucher un mot. Cette règle a été rigoureusement respectée jusqu’à la fin ».[7]

Quatorze reproductions en noir et blanc (dans l’édition folio) jalonnent donc l’ouvrage de façon chronologique, la première datant du six mars 2003 et la dernière du sept janvier 2004. Les textes d’Annie Ernaux sont toujours ceux qui suivent la photo, ceux de Marc Marie viennent ensuite. En fin d’ouvrage, un dernier écrit d’Annie Ernaux vient en conclusion. On note également la présence ou l’évocation de plusieurs photographies en prose, parmi lesquelles deux photos ‘fantômes’ qui ouvrent et ferment l’ouvrage : une ekphrasis notionnelle décrivant la photo du sexe en érection de Marc Marie entre l’introduction et la première photo ainsi que la présence dans la conclusion d’une photo qui n’a pas été prise et son titre, « naissance » renvoyant à une scène d’amour où la tête de Marc Marie semble sortir de l’entrejambe d’Annie Ernaux.

Dans la construction de l’ouvrage comme dans le processus de création, la photo précède le texte pour les deux auteurs, mais chacun approche l’image photographique à sa façon. L’écriture avec Annie Ernaux débute toujours par un effort descriptif :

Des vêtements et des chaussures sont éparpillés sur toute la longueur d’un couloir d’entrée en grandes dalles claires. Au premier plan, à droit, un pull rouge – ou une chemise – et un débardeur noir qui paraissent avoir été arrachés et retournés en même temps. On dirait un buste en décolleté, amputé de ses bras. Sur le débardeur, très visible, une étiquette blanche.[8]

Cette description où l’on retrouve toute l’attention de l’autrice à la notation des détails dans une écriture clinique est entièrement dirigée vers l’actualité de la photo, c’est-à-dire que l’autrice essaie de la lire comme document et non comme souvenir : « C’est une scène dont certains éléments ne sont pas définissables, au premier abord, dans un endroit qui n’est pas celui dont j’ai l’expérience quotidienne, qui m’apparaît plus grand, avec des dalles immenses ».[9]

Elle ajoute à la même page quelques lignes plus loin, « C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma mémoire ». L’effort de l’autrice est porté sur une écriture de la photo qui puisse lui conférer une valeur générale et distante, tandis qu’à partir du même objet, Marc Marie propose une entrée en matière bien différente : « Au flash qui éclaire la scène, je sais que c’est A. qui a pris la photo ».[10] Immédiatement, l’écriture se concentre sur un détail technique lié à l’acte photographique (« le flash »), acte accompli le plus souvent par Marc Marie. Ce détail est relié par l’auteur à une connaissance personnelle (« je sais »). Cette distinction entre les deux écritures, l’une commençant par une phase d’observation objective avant que n’afflue la mémoire et l’autre s’ancrant immédiatement dans le souvenir, se retrouve tout au long du photo-texte. Si la présence concrète de la photo pour la première fois dans un texte d’Annie Ernaux s’explique en partie par son rôle de matrice de l’écriture, elle joue aussi le rôle de témoin que le lecteur peut confronter à deux interprétations de l’image et produire sa propre herméneutique : « Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs ».[11]

Loin cependant de se cantonner à la description, les commentaires qui accompagnent les photos produisent rapidement un récit redoublé dans la coïncidence du désir et de la mort, de la lutte pour la vie contre le cancer du sein : « En écrivant, très vite s’est imposée à moi la nécessité d’évoquer “l’autre scène”, celle où se jouait dans mon corps, absent des clichés, le combat flou, stupéfiant – “est-ce moi, bien moi à qui cela arrive” – entre la vie et la mort ».[12]

Le livre s’apparente à un miroir brisé où les fragments viennent se répondent deux à deux : entre auteurs, entre sexes, entre textes et photos, entre l’instant et la durée, le sentiment et l’analyse objective, entre le désir continue de vivre et la conscience d’un ‘devoir mourir’. Le fragment évoque autant la fragmentation du corps mis en pièce par les découpages, mesures et délimitations médicales, que la décomposition de l’être dans le compte à rebours du temps.

 

2. L’écriture photographique : entre compromis et renaissance

Les photos et l’écriture ménagent un compromis entre passé et avenir, entre travail du deuil pour accepter sa propre finitude et projection dans un devenir, faisant sans doute de L’Usage de la photo – avant que ne paraisse Les Années – l’ouvrage d’Annie Ernaux le plus marqué par la nécessité de fixer le passage du temps. Si elle écrit que « aucune photo ne rend la durée »,[13] elle considère néanmoins dans un entretien les photos comme : « Toujours source d’une émotion, d’une douleur de la présence visible du temps, de l’impossibilité que tout cela soit de nouveau, et d’un plaisir aussi, [elle] peu[t] « [s]’abîmer” au sens littéral dans la contemplation d’une photo ».[14]

Le temps photographique n’est ni rapporté, ni raconté, ni transposé. Il est une coupure. Bien qu’Annie Ernaux « n’[ait] pas les moyens de penser [sa] sortie du temps »,[15] la photo lui permet donc d’approcher le phénomène de la mort, d’en deviner la réalité en le rendant visuellement tangible ainsi que l’avance Ari Blatt : « not only do Ernaux and Marie ‘use’ photography to capture fleeting traces of an episodic fling, the clothes strewn about representing markers of their own jouissance […] but the text also devotes much attention to Ernaux’s consciousness of her own mortality ».[16]

On peut rapprocher cet usage de la photo comme présence manifestant l’absence d’un usage de ‘relique’, objet conditionné par le rapport au temps et à la mort. Dans L’Absence, Fédida propose une définition de la relique qui pourrait convenir aux photographies de L’Usage de la photo :

La relique est ce qui, du mort, est conservé pour garantir, au nom de la réalité, qu’il ne reviendra pas tout en prenant sens dans le désir de conserver quelque chose de ce dont on se sépare sans, pour autant, devoir renoncer à s’en séparer. […] la relique réalise le compromis illusoire dont l’homme se sert pour résister à l’angoisse de mort et, ainsi, ne jamais parvenir à faire coïncider une représentation de la mort avec la nécessité – devenu destin – d’un ne plus.[17]

Autrement dit la relique se veut une preuve que le mort, une fois sorti du temps, n’a pas les moyens d’y retourner. Elle accompagne ainsi le travail du deuil par compromis : d’une part la photo fait indubitablement voir ce qui est sorti du temps, donc perdu ; d’autre part elle incarne l’objet de cette perte, facilitant ainsi le sentiment d’une survivance. Dans le livre, nous avons des exemplifications de cet usage de relique, notamment dans l’évocation des mères mortes et de leurs vêtements impossibles à jeter et même à toucher, s’approchant ainsi de la mise en place d’un tapu.[18] Mais comment ce compromis de la relique peut-il opérer lorsque les objets conservés sont ceux des vivants telle la perruque ou le cathéter ? Et surtout, comment fonctionne la photographie lorsque son sujet est fait d’une typologie d’objet qui semble avoir plus que d’autres partie liée avec la mort, les vêtements ? Les photographier permet-il une acceptation de sa propre mort et d’une certaine manière son dépassement ?

La photographie des vêtements confirme la mort et en même temps elle en détourne le regard. Ce qu’elle montre c’est l’absence : « ce ne sont pas les traces de notre passage que j’y vois, mais notre absence, et même notre mort ».[19] La photo montre un objet perdu, mais son punctum tient moins de ce qu’elle représente que de ce qu’elle laisse aux marges du cadrage physique et temporel :

Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène invisible. La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là. Signification ‘éperdue’ de la photo. Un trou par lequel on perçoit la lumière fixe du temps, du néant.[20]

L’absence est une négation de l’existence et de la pensée, l’envers de la mémoire. En manifestant l’absence et en définitive la mort, la photo accomplit ce premier usage de la relique d’apprendre à mourir : « Il n’y a plus ici ni la vie ni le temps. Ici je suis morte ».[21] Cette sensation est d’autant plus forte qu’elle se construit sur les vêtements vides et les corps absents qu’ils soulignent, s’appuyant sur la connivence entre photographie et vêtement, comme l’évoque par ailleurs Christian Boltanski : « Leur point commun est d’être simultanément présence et absence. Ils sont à la fois objet et souvenir d’un sujet ».[22] Prendre en photo les vêtements, c’est donc redoubler l’absence, c’est rendre encore plus concrète la disparition du corps. Selon Eliane Burnet : « Les vêtements “vides” soulignent l’absence de ceux qu’ils couvraient et symbolisent à la fois leur mort et leur vie ; une association irrépressible s’effectue entre le mort et le vêtement ».[23] Le caractère de relique de la photo chez Annie Ernaux et Marc Marie tient en grande partie au vêtement comme sujet de la photographie qui peut même devenir inquiétant. En effet, l’usage de la relique, comme le souligne Fédida, « ne méconnait pas la toute-puissance des disparus »[24] et ‘l’inquiétante étrangeté’ dû à la présence constante mais cachée de la mort peut faire craindre un retour des absents sous formes fantomatiques ou monstrueuses : « La vie qui se dégage des vêtements tombés dans une posture humaine a quelque chose de menaçant. Monstres du film Freaks. Forme vide du corps de M ».[25] La remarque d’Annie Ernaux et le choix de son expression « d’images vivantes » pour désigner les vêtements de la mère de M. font irrépressiblement penser à la remarque de Didi-Huberman sur l’image fantomale et montrent par là le caractère profond et ancien de ce rapport culturel du mort au vêtement comme étant ce qui est : « Le plus refoulé, le plus obscur, le plus lointain et le plus tenace, de cette culture. Le plus mort en un sens, parce que le plus enterré et le plus fantomal ; le plus vivant tout aussi bien, parce que le plus mouvant, le plus proche, le plus pulsionnel ».[26]

Autrement dit, la relique – pour compléter la définition de Fédida – ne joue pas qu’un rôle de compensation, elle est également le support d’une transmission – autre questionnement d’Ernaux – elle est un support de vie et de connaissance. On remarque en effet que la dimension mortuaire apportée par la photo des vêtements est contrebalancée ici par le contexte photographique et les textes qui, à partir d’une figuration de l’absence, évoquent le désir et l’attraction pour la vie. La photographie du vêtement n’est plus seulement une tentative de sauver le passé ou de faire voir l’absence, mais s’inscrit dans un rituel – l’instauration d’une bulle de vie – qui démarre en amont de l’acte amoureux et qui s’achève par la mise en écriture de la photo. Le vêtement n’est plus seulement la trace d’une absence du corps, il est aussi la promesse d’une résurrection, d’une renaissance. Annie Ernaux rapproche les vêtements du suaire du Christ – la relique par excellence – retrouvé par Marie-Madelaine dans le tombeau vide.[27] Les vêtements sont comme une peau morte dont on se délaisse et qui annonce une vie nouvelle et un corps nouveau. Ainsi, au corps malade et souffrant dont l’absence permet une mise à distance, « quand j’avais ce corps »[28] ou « ce n’est pas moi, mon corps, dont cette fleur est la dépouille » ;[29] au corps mort, inerte et fantomatique des photos, répond le corps vivant et désirant, en renaissance et pris dans la durée de l’écriture, évoqué notamment par la repousse des cheveux et des poils pubiens. Marc Marie évoque le vieux mythe de l’amour tenant la mort à distance tandis qu’Annie Ernaux, qui ne croit pas dans le vocabulaire sentimental, évoque plus simplement le désir. L’acte amoureux est ainsi rappelé dans la nostalgie même de la photo et une constante s’installe entre désir charnel et désir photographique, désir du corps et désir de l’image – rapprochement par A. de l’appareil photo à l’appareil génital. Le rituel élaboré par les deux amants s’apparente à un culte du vêtement et de l’image comme un culte de reliques dont la propriété dans le domaine religieux, outre d’être un compromis avec l’idée de la mort tel que l’évoque Fédida, est aussi un moyen de se projeter vers l’avenir, notamment en comptant sur le pouvoir guérisseur des reliques. La rémission de la maladie, comme la rémission des péchés, se rejoignent dans le culte des reliques que Marc Marie et Annie Ernaux mettent symboliquement en place. Si le vêtement photographié est la relique, le travail de l’écriture constitue son usage qui permet de dépasser la jouissance de l’instant et la blessure du temps perdu pour se penser dans un devenir, non plus mort, mais vivant. Comme le souligne Andrea Oberhuber, la progression temporelle intervient au niveau de l’écriture, « afin de faire comprendre au lecteur que le temps a fait son œuvre, a fait œuvre tout court. Si chaque image “figure” un moment passé ensemble, chaque récit “transfigure” le temps révolu ».[30] L’usage des photos comme point de départ modifie leur statut. En n’étant plus le « dernier geste »,[31] elles perdent leur caractère de pierre tombale pour devenir le support d’une anticipation et donc d’un désir d’avenir. Ce faisant, elles participent à la rémission, jusqu’à la « non-photo » qui clôt l’ouvrage et son titre, dernier mot du livre, « Naissance ».

 

3. De la rémission au partage du corps

Il y a donc un usage de la photo comme relique, et ceci à deux niveaux. D’abord comme figuration de l’absence et compromis avec la mort tel que le définit Fédida, mais aussi – et il y a là l’un de nombreux cas de réinvestissement de sa culture catholique par Annie Ernaux – un usage de relique comme support d’une rémission, d’un processus de soin et de renouvellement de soi qui prend forme dans l’écriture. Enfin, et ce sera l’objet de notre dernière partie, il y a un usage collectif de ces reliques, qui puise autant dans la tradition catholique que dans le projet éthique et esthétique d’Annie Ernaux. Le refus du parti de l’art déclaré dans La Place est réaffirmé par les auteurs dans cet ouvrage, « là où prédomine la recherche esthétique, le sens fait défaut ».[32] L’esthétique ne peut être que l’interprétation d’un projet éthique fondé sur le réel : « Photo, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissances irreprésentables et fugitifs ».[33] Cette exigence du réel, Annie Ernaux la constitue sur la base d’un paradigme indiciaire de la réalité pour reprendre l’analyse de Carlo Ginzburg dans son texte « Traces ».[34] On peut, à partir de signes insignifiants en apparence, conjecturer des phénomènes réels dont l’intensité dans l’existence échappe à la représentation classique. L’attention précoce d’Annie Ernaux aux traces objectives de l’existence la mène à une pratique de l’écriture qui doit, elle aussi, se faire trace : « Je m’aperçois que je suis fascinée par les photos comme je le suis depuis mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine déposées sur les draps ou les vieux matelas […] je voudrais que les mots soient comme des taches auxquelles on ne pourrait pas s’arracher ».[35]

Son écriture indicielle en refusant la fiction et en s’appuyant sur des marqueurs qui sont autant de symptômes des phénomènes cachés de l’existence, concourt à une nouvelle forme du réalisme littéraire. Un réalisme que l’on peut rapprocher de l’exigence exprimée par Virginia Woolf dans Une chambre à soi. Il faut montrer ce qui jamais n’a été montré, l’éclairer par une forme nouvelle, montrer que les petites choses ne sont peut-être pas si petites, que ce qui a été enterré[36] ne méritait pas de l’être et notamment tout ce qui touche à l’intimité des femmes, aux phénomènes de l’existence en tant que femme et qui conduit à une pratique du dévoilement :

 

En France, 11 % des femmes ont été, sont atteintes d’un cancer du sein. Plus de trois millions de femmes. Plus de trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer un jour, en effet. [Écrire sur le mien participe de ce dévoilement].[37]

L’usage qu’Annie Ernaux fait des photographies, ainsi que des objets, et donc en l’occurrence des objets photographiques, souligne qu’il n’y pas seulement un phénomène de compromis derrière la relique. Ce que l’on peut désigner par ce terme, c’est bien ce qui permet la mise en relation, ce qui fait lien à l’intérieur du récit, et entre le texte et les lecteurs.

Cette pratique du dévoilement pose avec force la question de l’intimité et du regard de l’autre. Cette question, directement liée à l’esthétique du réel désirée par Annie Ernaux interroge les limites du montrable. Elle interroge également la question de l’altérité, et comment cette altérité se mêle à l’intime, voire lui permet d’exister sur un plan artistique, c’est-à-dire passer, dans la pratique de Ernaux, de l’expérience vécue à la description de phénomènes individuels mais aux résonances collectives. L’écriture à quatre mains contient en elle-même, déjà, une mise en perspective de l’altérité. Pourtant, c’est à partir de la photo et du dialogue fragmentaire avec Marc Marie que la narration de la maladie devient possible. Pour Véronique Montémont l’emploi des photos dans un cadre qui se présente comme autobiographique interroge et désigne la frontière entre ce qui demeure dans l’intime et ce qui est déposé en partage dans le pacte autobiographique :

Sur le plan référentiel, aucun lien avec les auteurs : ces vêtements pourraient appartenir à n’importe qui, avoir été mis en scène. […] Mais le texte en donne une perspective différente ; les photos sont là pour dire ce qui est “ob-scène”, interdit de représentation sociale : la sexualité et le cancer. Le lecteur, qui ne voit ni le corps jouissant, ni le corps souffrant, ne peut que l’imaginer à partir de descriptions très précises de ces empreintes vides, troublantes. Avec ce livre, A. Ernaux et M. Marie questionnent en réalité les limites du tolérable en matière d’autobiographie et de monstration de la maladie.[38]

Les compositions photographiques et textuelles qui suivent ont la fonction d’un compromis dans la tâche de représenter l’irreprésentable. Les limites sont d’ailleurs exprimées dans l’organisation du récit par les deux photos fantômes déjà évoquées et une longue description en miroir du corps fragmenté et médicalisé d’Annie Ernaux. Le récit s’ouvre comme nous l’avons vu en première partie sur l’ekphrasis notionnelle d’une photo où le sexe de M. apparaît dressé, image concrète d’un désir physique et d’un élan vital sur le plan symbolique. Il s’agit aussi d’une tentative, remarque Michèle Bacholle-Bošković, de surprendre le lecteur, comme avec les images du film classé X ouvrant Passion Simple et « placées là pour faire l’économie de toutes les scènes érotiques de la passion, scènes dont le livre sera, lui, dépourvu ».[39] De la même façon, le livre se clôt sur une photo qui n’a pas été prise, mais qui existe sur le plan du regard qui se fait photographique, scène d’amour où le visage de M. semble sortir de l’entre-jambe de A. qui le domine. À ces deux images qui ouvrent et ferment le récit sur une symbolique de la vitalité et du plaisir, travaillées aussi par l’évocation de L’origine du monde de Courbet, nous pouvons mettre en regard une longue description dans la partie centrale du récit, presque au centre exact du livre dans l’édition folio : « J’ai le sein droit et le sillon mammaire brunis, brûlés par le cobalt […] j’ai, autour de la taille, une ceinture et un sac banane renfermant une bouteille de plastique en forme de biberon qui contient les produits de chimio […] je ressemble à une créature extraterrestre ».[40]

Ces trois photos fantomatiques dessinent le cadre possible de la monstration, tant dans l’amour que dans la maladie, et interrogent également, non seulement ce qui est ‘montrable’, mais aussi ce qui peut effectivement ou non être partagé : « as the narrative progresses […] Ernaux increasingly questions how common knowledge about pain can be attained through autobiographical writing ».[41]

L’Usage de la photo est, du point de vue d’un attachement à restituer le réel, dans la droite ligne du projet général d’écriture d’Annie Ernaux. Par son contenu il participe au dévoilement d’une intimité qui se retrouve partagée, d’abord avec un co-auteur, puis avec les lecteurs, comme une expérience à rayonnement collectif. L’organisation générale du récit, les thématiques de l’absence et du deuil quasiment intrinsèques à la photographie et aux vêtements employés comme relique, permettent la mise en récit de ce qui est d’abord l’expérience du corps souffrant et désirant. L’écriture de la maladie, son dévoilement, rendu possible par la photo-relique permet en dernière instance un partage vers une communauté de lecteurs :

 

Presumably, Ernaux’s choice to re move her physical self from this autobiography paints a different version of herself, the elements of her self that will survive her and create connections with other women if she ceases to exist .[42]

 

Ce dévoilement de l’intime s’inscrit dans le geste d’Ernaux du « don reversé ».[43] La remarque de Marc Marie, « tu n’as eu un cancer que pour l’écrire »[44] résonne avec la déclaration d’Annie Ernaux dans L’événement, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ».[45] Ces deux citations illustrent un positionnement qui fait d’Annie Ernaux, le ‘sujet’ et l’‘apôtre’ de ses ‘Passions’ successives. Le dévoilement de la réalité du cancer ne participe pas seulement d’une information sur une réalité sociale, mais s’inscrit comme la réélaboration d’un partage aux allures de transsubstantiation : « Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs »,[46] évoquant là encore une réminiscence ernalienne, elle-même construite sur la parole christique, « prenez et lisez, car ceci est mon corps et mon sang qui sera versé pour vous ».[47] Pour Annie Ernaux qui s’interroge sur l’usage qu’elle a pu faire de son cancer en se remémorant une prière de son missel sur le bon usage des maladies, l’usage de la photo et son écriture répond à une triple fonction de la relique. Inscription d’un corps condamné, avec lequel meurt aussi une certaine Annie Ernaux d’avant le cancer ; inscription d’un corps désirant et renouvelé, projeté vers l’avenir ; inscription d’un corps transcendé, sauvé et offert au partage collectif comme dévoilement d’une vérité, une maladie touchant les femmes et d’un espoir de rémission. Bien qu’il soit absent des photographies, L’Usage de la photo se veut la représentation d’un corps détruit puis recomposé, d’un corps partagé dans un désir de co-naissance, de soi et des autres.

Loin de constituer une rupture, L’Usage de la photo est caractéristique d’un travail des formes littéraires qui se construisent pour Annie Ernaux par rapport aux événements de la vie :

Je n’attends pas de la vie qu’elle m’apporte des sujets mais des organisations inconnues d’écriture […] des textes dont la forme même est donnée par la réalité de ma vie. […] l’écriture sous les photos, en multiples fragments – qui seront eux-mêmes brisés par ceux, encore inconnus en ce moment, de M. – m’offre, entre autres choses, l’opportunité d’une mise en récit minimale de cette réalité.[48]

Au vu des détournements que Annie Ernaux fait des termes et processus du religieux, le terme de relique apparait comme propice à la désignation de cette « mise en récit minimale ». La relique est à la fois le dialogue répété, intime et partagé, avec le passé, et l’espérance qu’une promesse s’accomplisse dans l’avenir, celle d’une guérison de l’âme et du corps, la rémission des fautes et des maladies. À la différence des traces et des tâches qui procèdent d’un fonctionnement fantomatique, la relique délibérément constituée et organisée dans un rituel, dépasse la simple notification de l’absence pour se projeter vers une envie de vivre, appareillant ainsi la mémoire et le désir. C’est la partie restante, ici le vêtement, qui dit le tout du corps triplement absent, d’abord donné pour mort, puis sauvé, puis partagé. Ce don d’un corps souffrant puis remis et de la vérité sociale et symbolique qui l’accompagne n’a pu se dire que dans cette écriture à quatre mains, dans une mise en perspective de l’altérité où le don du corps dans l’amour ouvre le chemin d’une émotion enfin dicible, partageable et bouleversante.

 


1 A. Ernaux, L’Écriture comme un couteau [2003], Paris, Gallimard, 2011, p. 74.

2 F. Arribert-Narce, A. Ernaux, ‘Vers une écriture photo-socio-biographique du réel’, Roman 20-50, n. 51, (2011/1), p. 155 <https://www.cairn.info/revue-roman2050-2011-1-page-151.htm> [accès le 15 septembre 2020].

3 M. Ortrud Hertrampf, ‘Narration et photographie. Enjeux intermédiaux dans des photo(auto)biographies et photo(auto)fictions contemporaines : Raczymow – Ronis – Deville’, in E. BRICCO (dir.), Le Bal des arts. Le sujet et l’image : écrire avec l’art, Macerata, Quodlibet, 2015.

4 F. Arribert-Narce, A. Ernaux, ‘Vers une écriture photo-socio-biographique du réel’, p. 159.

5 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.

6 Ivi, p. 12.

7 Ivi, p. 16.

8 Ivi, p. 29.

9 Ivi, p. 31.

10 Ivi, p. 38.

11 Ivi, p. 17.

12 Ivi, p. 16.

13 Ivi, p. 135.

14 F. Arribert-Narce, A. Ernaux, ‘Vers une écriture photo-socio-biographique du réel’, p. 154.

15 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 147.

16 A. J. Blatt, ‘The interphototextual dimension of Annie Ernaux and Marc Marie’s L’usage de la photo’, Word & Image, 25: 1, 46 – 55, 2009 <http://dx.doi.org/10.1080/02666280802047711>.

17 P. Fedida, L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, pp. 75-76.

18 « C’étaient les images vivantes et démultipliées d’une femme que je n’ai pas connue, dont, en dehors des photos, je ne connaîtrais jamais rien d’autre que cela, ses robes, ses sacs à mains, ses chaussures. M. semblait ne pas pouvoir y toucher non plus. Nous avons laissé sur place tous les vêtements, nous contentant d’emporter les objets et les livres » (A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, pp. 98-99).

19 Ivi, p. 149.

20 Ivi, p. 144.

21 Ivi, p. 188.

22 E. Burnet, ‘Dépouilles et reliques. Les Réserves de Christian Bolstanki’, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n. 62, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1997, pp. 50-73.

23 Ivi, p. 62.

24 P. Fedida, L’Absence, p. 75.

25 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 120.

26 G. Didi-Huberman, LImage survivante, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 154.

27 « On raconte dans l’Evangile selon Jean que Marie Madeleine, venue voir le Christ après sa mort, a trouvé le tombeau vide. Il ne restait que les linges dont le corps avait été enveloppé, posés à terre, et le suaire qu’on avait mis sur la tête de Jésus non cum linteaminibus positum, sed separatim involutum in unum locum, non posé avec les linges mais plié à part dans un autre endroit » (A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 145).

28 Ivi, p. 110.

29 Ivi, p. 178.

30 A. Oberhuber, ‘Épiphanie du corps dans L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie’, @nalyse, revue de critique et de théorie littéraires, n. 11, 2016, p. 179.

31 Ivi, p. 171.

32 Ivi, p. 189.

33 Ivi, p. 17.

34 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, trad. fr. de M. Ayamard, C. Paoloni, E. Bonan, M. Sancini-Vignet, Paris, Flammarion, 1989.

35 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 99.

36 « Elle amène au jour des objets enterrés et l’on se demande alors quelles raisons on a bien pu avoir de les enterrer » (V. Woolf, Une Chambre à soi, trad. fr. de Clara Malraux, Paris, édition Denoël, 1992, p. 139).

37 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, pp.112-113.

38 V. Montemont, ‘Le pacte autobiographique et la photographie’, Le français aujourd’hui, n. 161, Armand Colin, 2008/2, p. 49.

39 M. Bacholle-Boškovkić, Annie Ernaux De la perte au corps glorieux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 98.

40 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, pp. 109-110.

41 L. Connell, ‘Picturing Pain and Pleasure in Annie Ernaux’s “L’Usage de la photo”’, French Forum, spring/fall 2014, vol. 39, n. 2/3, 2014, p. 151.

42 N. Edwards, ‘Photography and Autobiography in Hélène Cixous’s “Photos de raciness” and Annie Ernaux and Marc Marie’s “L’Usage de la photo”’, The French Review, vol. 84, n. 4, March 2011, p. 708.

43 Mentionné par Annie Ernaux dans Passion simple, voir à ce propos M. Bacholle-Boškovkić, Annie Ernaux De la perte au corps glorieux, p. 168.

44 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 76.

45 A. Ernaux, L’Événement, Paris, Gallimard, 2000, p. 112.

46 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, p. 17.

47 Sur l’intertexte entre l’œuvre d’Annie Ernaux et la Bible ou du moins le vocabulaire liturgique nous renvoyons à M. Bacholle-Boškovkić, Annie Ernaux De la perte au corps glorieux, notamment le chapitre trois, ‘La religion d’Annie’.

48 A. Ernaux, M. Marie, L’Usage de la photo, pp. 76-77.