Les Femmes de Barbe-Bleue est la première écriture de plateau collective que j’ai mené en tant que metteuse en scène, c’est-à-dire que l’écriture du spectacle est née d’improvisations que j’ai dirigées, orientées, taillées [fig. 1].
Aux premières représentations, le texte né de ce travail de plateau, a été remarqué par un éditeur de la Librairie Théâtrale et publié en octobre 2017. Nous avons signé le contrat d’édition à six, car je considère que nous sommes six « autrices » avec chacune une part égale de responsabilité dans la mise en œuvre de cette pièce.
L’écriture de plateau est une pratique sans cesse évolutive. On ne part pas d’un texte déjà figé mais le texte s’élabore en même temps que le spectacle. Ainsi, au fur et à mesure que le spectacle grandit, se modifie, l’écriture évolue de façon organique. Une nouvelle édition du texte, avec de nombreuses modifications verra le jour à la librairie théâtrale en février 2020.
L’histoire de Barbe-Bleue, on me l’a racontée quand j’étais petite. Je me revois dans un lit, la lumière est éteinte, juste la porte de ma chambre est ouverte et la lumière du couloir filtre au travers. Dans le couloir, il y a mon grand-père qui est assis sur une chaise, et qui me raconte Barbe-Bleue. Il me racontait des histoires comme ça pour que je m’endorme, et j’ai le souvenir de sa voix qui me raconte ces femmes assassinées, et collectionnées dans un cabinet interdit, qu’on n’a pas le droit d’ouvrir. J’étais vraiment terrorisée, tellement que je ne pouvais plus fermer les yeux, à cause de ces questions.
Le conte c’est une sorte de matière trouée, parce que beaucoup de choses y sont suggérées, que tout n’y est pas résolu. Quand on le lit, non pas en se laissant aller aux mots mais dans une perspective « d’enquête », il y a énormément de choses sujettes à questions, ligne à ligne, chaque étape du conte est troublante. Brecht nous apprend à déceler l’étrangeté des situations, et pour moi dans ce conte tout est étrange, rien ne va de soi, il y a un problème partout. C’est donc une formidable matière de création théâtrale, d’épanchement de l’imaginaire. Pourquoi la femme de Barbe-Bleue ne s’enfuit-elle pas tout de suite quand elle découvre que son époux est un meurtrier ? Pourquoi est-il désirable ? Pourquoi s’aveugler ? Qu’est-ce qui pousse cette femme à se jeter dans la gueule du Loup ? On peut trouver beaucoup de réponses…
La matière des contes est pleine de symboles extrêmement forts qui nous lient dans un imaginaire collectif.
Alors j’ai confronté ces zones d’ombre, ces zones de questionnements à la singularité de l’imaginaire des cinq comédiennes qui travaillent avec moi. Elles ont toutes une personnalité, des corps, des vies, des univers très différents. Chacune a construit son histoire de femme de Barbe-Bleue avec son univers et sa vitalité propre. Je leur ai demandé de ne rien écrire, mais de construire imaginairement, puis je les ai interrogées, un peu comme un juge qui cherche à comprendre une affaire. Je leur ai demandé parfois de me montrer les scènes de leurs vies communes avec Barbe-Bleue. Parfois ces interrogatoires duraient des heures et avec la dramaturge nous écrivions les paroles de chacune et récoltions ce qui nous semblait le plus intéressant.
Et cela a ouvert un champ de complexité extrêmement grand, des récits foisonnants. Je suis certaine que si aujourd’hui on fait le même travail avec n’importe quelle femme, un champ nouveau de complexité s’ouvrirait autour des mêmes questions qui nous rassemblent.
Le personnage de Barbe-Bleue est une figure symbolique que l’on rencontre parfois dans nos vies d’adulte. On a beaucoup travaillé avec Valentine Krasnochok sur l’analyse de la psychanalyste Clarissa Pinkola-Estes (2001). Elle décrit Barbe-Bleue comme une instance dans le psychisme féminin, un prédateur en nous. Et cette idée je la trouve intéressante, c’est en quelque sorte ma ligne dramaturgique. Certes, les prédateurs, les « barbe-bleues », on les rencontre dans la vie, ce sont des figures d’hommes (ou parfois de femmes d’ailleurs) manipulateurs, dominateurs, tyranniques qui, dans leur quête de pouvoir, vont étouffer et parfois détruire la liberté de l’autre. Mais Barbe-Bleue, c’est aussi une instance à l’intérieur de notre psychisme qui nous met en danger en nous obligeant à nous mettre dans un rôle où l’on s’interdit par avance notre liberté, dans une sorte d’autoconditionnement [fig. 2].
Dans ce spectacle, je n’ai pas d’abord voulu questionner la réalité de la domination masculine, mais plutôt quelque chose de plus compliqué, de plus difficile à dire : en quoi cette violence peut attirer inconsciemment les femmes ? En quoi la violence du désir est-elle un subtil mélange de terreur et de jouissance ? C’est pour ça que Barbe-Bleue n’est pas présent, mais qu’il est toujours joué par les femmes dans notre spectacle. C’est toujours ‘ le Barbe-Bleue qui parle en elles ’ qui m’intéresse, c’est de lui qu’elles doivent d’abord se libérer. Ce qui m’intéresse c’est la complexité singulière des désirs, l’étrangeté de ce mouvement qui fait qu’on joue une partition parfois contre nous-mêmes [fig. 3].
Les femmes de Barbe-Bleue sont toutes habitées par des contrastes, et des choses un peu incompréhensibles. Par exemple, la première est une femme qui s’ennuie beaucoup dans sa vie. Elle est très douée, un peu trop : trop forte, trop belle, et elle n’arrive pas à trouver son égale. Elle court derrière Barbe-Bleue parce qu’elle a l’impression de trouver un adversaire à sa taille. Mais en même temps, cette espèce de course étrange ne peut pas être rationalisée complètement. Pourquoi est-ce dans la figure d’un homme dangereux qu’elle a l’impression de trouver un sens à sa vie, qu’elle trouve l’excitation de vivre, de l’adrénaline, du danger ? Pourquoi est-ce sur ce chemin au bord de la mort, sur le fil, elle trouve une raison de vivre ? Qu’est-ce qui pousse cette femme à se jeter dans la gueule du Loup ? Elles ont toutes un comportement irrationnel à un moment donné.
Il y a cette enfant, une très jeune fille jouée par Nelly Latour, une autre de mes comédiennes, qui se fait enlever par Barbe-Bleue, mais qui en est heureuse. Il la prive totalement de liberté, il la séquestre mais elle a l’impression d’un coup que quelqu’un s’occupe d’elle et la voit, alors qu’avant dans sa vie elle était invisible. Tout est compliqué, et va un peu au revers de la bien-pensance, par rapport au rapport à l’homme ou au monstre. Malgré cela, elles ont toutes besoin d’effectuer une trajectoire pour retrouver une prise sur leur vie et sur leur destin, elles ont toutes besoin de se débarrasser ultimement de cette figure pour devenir vraiment des femmes libres.
C’est très important que l’on recomplexifie nos récits. Pour moi, nous sommes dans un temps de simplification qui est mortifère, qui atrophie la pensée. Il y a quelque chose d’addictif dans la simplification, parce que c’est rassurant d’être face à un monde où les lignes sont très simples, où tout est reconnaissable, on a l’impression de savoir comment se diriger. Sauf que cela nous mène directement au fascisme et à la destruction. Accepter la complexité du monde et de l’homme c’est accepter et la force et la beauté de la vie. C’est le rôle du théâtre, des histoires, des artistes et des œuvres, de l’art pour moi.
Mon moteur dans ce travail était de dire comment différentes générations ou différents récits de vies de femmes peuvent œuvrer les unes pour les autres. J’ai voulu faire ce spectacle pour ma grand-mère, pour ma mère et pour moi, pour voir comment le parcours de l’une nourrit celui de l’autre, comment nos mères, nos grand-mères nous aident et comment on les aide aussi d’une certaine façon. Dans mon spectacle, chaque histoire de femme dévoile des fragilités et des forces, mais les forces des unes sont toujours là pour pallier les fragilités des autres.
Évidemment, je crois que les détresses de femmes et les détresses d’hommes sont absolument viscéralement liées. Notre discours n’est pas accusateur du genre masculin, parce que nous interrogeons surtout des fantasmes qui traversent et structurent notre monde, et dans cette construction globale les hommes aussi souffrent de cette position de bourreau, ou d’une injonction à jouer un rôle de « sexe fort » qui n’est pas toujours en accord avec leurs aspirations singulières. Les hommes aussi sont traversés par des questions et des culpabilités dont ils n’ont pas toujours les clés.
C’est un spectacle où il y a une parole qui s’ouvre. Une parole très joyeuse, c’est vraiment un spectacle très drôle, parce que ces femmes sont pleines d’énergie, d’envie de vivre, de désir et d’espièglerie. Elles ouvrent une part très intime d’elles, une part très peu explorée. L’émancipation passe par le collectif, on ne peut pas s’en sortir tout seul, je ne pense pas que dans n’importe quel cas d’emprise psychologique il soit possible de s’en sortir tout seul. Je pense que le théâtre est aussi là pour ça, pour être un espace de mise en commun de question, et sentir que l’on est ensemble face au vertige des assignations qui nous enferment.
Enfin, le rôle du spectateur dans cette forme est énorme… Sur ma scène il n’y a rien du tout, il n’y a que cinq chaises et cinq actrices, qui convoquent un univers extrêmement riche. Mon travail avec les acteurs c’est un travail de précision dans l’évocation des images. De là, le public a une part majeure dans la création puisque c’est lui qui va finir le spectacle, toutes les images qui sont convoquées par les actrices c’est aux spectateurs, chaque spectateur, d’y donner forme et d’y donner vie dans son propre imaginaire. Dans ce spectacle nous ne sommes pas du tout dans une tentative de reconstitution ou de réalisme. On essaie au contraire de travailler sur la puissance de la parole, et la puissance de l’évocation qui rend présentes les images foisonnantes dans l’imaginaire. Ça reste un spectacle de conte, et dans le conte des gens s’assemblent pour écouter. L’écoute est collective, on partage ensemble un moment, mais chacun à son propre rapport à cette histoire, à la fois un moment collectif où l’on s’assemble pour écouter un récit, et aussi un rapport individuel à son propre imaginaire [fig. 4].
Bibliografia
C. Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, traduction de M.-F. Girod, Paris, Librairie générale française, 2001.