Au lieu de soi, les autres. Sur le dispositif intermédial et plurilingue d’Y penser sans cesse (Marie NDiaye, Denis Cointe, Claudia Kalscheuer)

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Abstract: ITA | ENG

Avec les photographies de Denis Cointe et la traduction allemande de Claudia Kalscheuer, Y penser sans cesse de Marie NDiaye est une forme autobiographique intermédiale et plurilingue qui interroge profondément l’espace dans l’écriture de soi. Dans leurs interactions, texte et photographies proposent une errance spatiale à travers Berlin dans laquelle s’articulent mémoire intime et histoire collective. Le texte fait entendre la voix d’une mère et de son jeune fils qui viennent de s’installer à Berlin dans un appartement où vivaient des enfants juifs déportés en 1943. Qui suis-je ? Où sommes-nous ? Quelle est notre « Haus » (maison) ? Telles sont les questions que pose l’enfant à sa mère, qui est peu à peu hanté par la voix des enfants tragiquement disparus. Ces phénomènes de hantise sont redoublés par le dispositif texte-photographie qui fait revenir des visages sans noms et sans paroles traversant l’espace berlinois photographié et écrit. La langue française est elle aussi peu à peu hantée et entée par la langue allemande. Le texte a été publié de manière bilingue et Marie NDiaye intègre de l’allemand au français au fur et à mesure que le récit progresse, soulignant ainsi la mobilité foncière de l’écriture de soi qui se définit comme un déplacement entre les langues et entre les médias. Il s’agit de montrer qu’Y penser sans cesse repose sur des phénomènes de hantises historiques, figurales et linguistiques qui mettent en évidence qu’au lieu de soi, se trouvent des autres.

Marie Ndiaye’s text Y penser sans cesse, published with photographs by the artist Denis Cointe and accompanied by Claudia Kalscheuer’s German translation, is an intermedial and multilingual autobiographical form that questions the space within the writing of the self. In their interrelation, writing and photographs draw a sort of wandering in the city of Berlin and an unprecedented articulation between personal memory and collective history. The text, in fact, gives voice to the dialogue between a mother and her son who have recently been living in a flat once inhabited by a deported Jewish family. «Who are we? Where are we? What is our “Haus”?» the son repeatedly asks his mother, obsessed whit the voices of the Jewish child who had inhabited that space. Through the redundant images of anonymous and mute faces crossing the German capital by train, the photographs included in the text help intensify the repetitive nature of the writing and the obsessive presence that inhabits the young Frenchman. At the same time, the German language is progressively grafted into the French language, in a linguistic hybridisation that underlines the mobility of self-writing, a real shift between languages and media. The aim of this contribution is to highlight the phenomena of historical, metaphorical and linguistic hantise on which this work is built and through which the presence of the others replaces that of the self.

 

 

L’œuvre contemporaine qui nous intéresse ici est au départ un exemple de « littérature exposée » telle qu’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel l’ont théorisée : une littérature en scène, qui prend la forme de la performance et qui s’insère dans un dispositif de publication multimodal.[1] En 2010, le photographe et vidéaste Denis Cointe demande à Marie NDiaye d’écrire un texte destiné à être lu à voix haute et accompagné de musique et de photographies projetées sur le fond d’une scène. Il pensait enregistrer la voix de l’auteure ; finalement, elle sera présente sur scène. La performance s’intitule Die Dichte, expression allemande qu’on a pu traduire par ‘ la densité ’, ‘ l’épaisseur ’, ‘ la profondeur ’ et ‘ l’intensité ’, et qui nomme peut-être les différentes couches qui constituent ce projet intermédial et les interactions entre le visuel, le musical et le textuel. La performance est présentée ainsi : « un texte et une voix qui se déploient dans un espace visuel et sonore. Le lieu de cette rencontre : Berlin et les souvenirs ».[2] L’œuvre est composée à plusieurs : Marie NDiaye pour l’écriture et la lecture du texte, Denis Cointe pour les photographies et les musiciens Sébastien Capazza (pour la guitare et la basse) et Frédérick Cazau (pour les claviers et les ordinateurs). La performance est présentée à Bordeaux en 2011 puis en France et en Allemagne (avec des sous-titres allemands) en 2012. Mais ce n’est pas la seule forme de publication – d’exposition – que prend Die Dichte. A côté du spectacle, Denis Cointe réalise en 2012 un court-métrage avec le texte de Marie NDiaye[3] et la musique de Sébastien Capazza et Frédérik Cazau qui déploie plus d’images fixes et mobiles que la performance n’en déployait sur scène. En 2012 encore, le texte conçu pour être lu à voix haute se traduit aussi en une pièce radiophonique bilingue diffusée en Allemagne.[4] Puis l’œuvre continue encore sa vie sous une autre forme, numérique, sur le site de la compagnie Translation fondée par Denis Cointe qui demande à Sébastien Gazeau de concevoir une « feuille numérique » en rapport avec Die Dichte sur laquelle on trouve les photographies de Cointe, un enregistrement de la voix de NDiaye et des citations d’historiens de l’art et de philosophes ; pour Denis Cointe, cette feuille « sans destination précise, […] converse et chemine avec les autres » formes de l’œuvre.[5]

Die Dichte est donc un projet polymorphe qui engage plusieurs modes de publication et rencontre des publics différents, parlant plusieurs langues. Dans cet exemple de « littérature exposée », le livre a aussi sa place et c’est cet avatar de l’œuvre que je vais étudier ici tout en faisant parfois allusion aux autres formes. Le texte de Marie NDiaye est publié en 2011 aux éditions de l’Arbre vengeur (créées par un libraire, David Vincent, et un graphiste, Nicolas Etienne, soucieux d’articuler le visuel et le littéraire)[6] sous le titre Y penser sans cesse dans un format carte-postale. L’édition est bilingue : le texte français est traduit en allemand par Claudia Kalscheuer.[7] Entre les deux textes est insérée une suite de huit photographies de Denis Cointe, « disposée au cœur du livre comme une sorte d’entre-deux-langues traduisant les images du texte dans un autre registre » selon Ginette Michaud.[8] Ce livre accentue la question de la traduction entendue en un sens étroit (traduction linguistique) et en un sens large (traduction intermédiale) puisqu’il ajoute à la performance originale la traduction allemande. La problématique du bilinguisme était déjà présente dans le titre Die Dichte et dans le texte de NDiaye lui-même qui insère des mots allemands dans le français. Mais la structure d’Y penser sans cesse (qui est suivi de la série photographique et de Unablässig daran denken) suggère que le déplacement linguistique et intermédial est au cœur de l’écriture de soi.

Marie NDiaye dit qu’elle a essayé « d’imaginer une écriture dont le propos, la texture, le sens, auraient partie liée avec la musique et les images, un texte qui ne serait pas un accompagnement mais qui serait écrit dans l’intention bien précise de ne faire qu’un avec ces deux autres formes musicales et visuelles ».[9] Il s’agissait « de mêler texte, musique et images comme trois matières. Un texte narratif n’aurait pas convenu, et j’ai imaginé cette forme éclatée ».[10] Autrement dit, l’écriture même, le travail sur la langue – et sur les langues dans cette édition bilingue – produit image et musique. L’oralité est centrale dans cette forme autobiographique expérimentale qui fait entendre une voix traversée d’autres voix et de présences fantomatiques dans une sorte de long poème en prose où la ponctuation s’efface.

Le texte s’empare du geste autobiographique à travers une scène du quotidien : une mère tâche de répondre à la question de son enfant : « qui es-tu », « je voudrais connaître un peu de l’enfant que tu étais ».[11] La scène se déroule à Berlin entre une aire de jeux pour enfants et l’appartement où vivent la mère et le fils (comme Marie NDiaye qui s’est installée à Berlin avec sa famille). L’interrogation sur l’identité fait alors surgir les fantômes du passé individuel et de l’histoire allemande dans l’espace berlinois puisque l’enfant est hanté par un autre enfant qui vivait dans le même appartement avant d’être déporté en 1943 depuis la gare de Grunewald. L’espace berlinois est parcouru dans le texte (avec ses toponymes et à travers la langue allemande) et dans les photographies de Denis Cointe qui sont prises depuis le train express de la ville, le S-Bahn (comme dans la performance et le court-métrage).

A travers le dispositif texte-photographie, la question de l’identité devient la question du lieu : au lieu de soi, il y a une traversée , il y a un déplacement et une hantise. Voilà ce que révèle le dispositif intermédial et plurilingue qu’est Y penser sans cesse. Je me concentrerai sur la mobilité foncière du lieu à travers lequel s’énonce et se pense le soi et sur deux images signifiantes du dispositif : la « maison jaune » et le vert comme punctum intermédial et plurilingue.

A la question initiale « qui es-tu et qui suis-je moi »,[12] l’œuvre intermédiale répond par un ‘ où suis-je ’ et un ‘ où sommes-nous ? ’. Ce glissement vers le lieu et vers le pluriel met en crise la catégorie de l’identité qui apparaît comme une aporie. Le moi se trouve en un lieu mobile et hanté, traversé d’autres qui l’habitent.

Sur la page de couverture, texte et photographie placent le geste autobiographique sous le signe du déplacement, de l’incertitude et de la surimpression. Le visage de Marie NDiaye s’estompe dans l’espace traversé par le train. Il est moucheté de blanc, de noir et de gris par les jeux de surimpressions des reflets et par la fusion du dehors et du dedans du train. Le motif du manteau, en noir et blanc, est redoublé sur toute la photographie, en particulier sur le côté droit où le front de l’auteure s’estompe dans les taches formées par les arbres et le ciel. C’est un visage en train de se fondre dans les reflets qui est représenté. Lui-même est déjà un reflet (sur la vitre du train) qui se charge d’autres reflets produits par la vitre (les reflets de l’autre côté du train comme la porte) et qui est traversé par les éléments du paysage : les arbres, le ciel, les rails, la rambarde. Le flou qui se crée dans la photographie est lié au mouvement du train, à sa vitesse, et à la superposition – à la densité – des reflets.

Page de couverture d’Y penser sans cesse, Editions de l’Arbre vengeur, 2011

Le mouvement est aussi lié au regard de Marie NDiaye : un regard vers un ailleurs, un dehors de l’image, qui semble épouser le mouvement du train. Ce regard fait penser au titre ‘ Y penser sans cesse ’, expression qui peut nommer une obsession, une hantise ou du moins le mouvement de la pensée fixée sur un objet à l’image de ce regard vers un ailleurs mystérieux capté par la photographie. Le titre joue de l’ambiguïté et de l’incertitude avec le pronom ‘ y ’ qui reste sans référent. A la lecture du texte, il se charge de plusieurs référents possibles : de qui, de quoi s’agit-il ? De soi ? De l’autre ? Du passé ? Du petit « intrus » qui hante l’enfant ? Des fantômes de la mère ? De la déportation ? De la frayeur ressentie sur le quai ou par la narratrice ? En tout cas, l’image spatiale est aussi une image mentale qui déplace ailleurs le visage, en d’autres lieux, par l’activité mémorielle.

Cette photographie qui associe visage et espace propose une réflexion sur soi (sur Marie NDiaye) et sur soi en Allemagne, dans un paysage allemand. Denis Cointe joue ici aussi sur les symboles de l’identité nationale puisqu’on voit apparaître dans le coin gauche, haut, de la photographie les couleurs du drapeau allemand, rouge, jaune et noir (certes interverties) dans le bâtiment jaune au toit rouge qui forme des bandes de couleur à cause de la vitesse. Le drapeau qui n’est ici présent qu’en filigrane apparaîtra en tant que tel dans le court-métrage de Denis Cointe.[13]

Dans le texte, l’enquête sur soi devient une enquête sur l’espace berlinois et notamment sur « notre maison jaune »,[14] cette maison dans laquelle se sont installés récemment la narratrice et son enfant et où vécut la famille Wellenstein déportée en 1943.

Y penser sans cesse est un poème en prose fait de ressassements, d’échos et de scansions musicales. Le premier thème avec variation lancinant est la question initiale de l’enfant à sa mère : « qui es-tu » (reprise quatre fois)[15] qui se transforme en interrogation sur le lieu : « chez qui habitons-nous ».[16] Comme sur la photographie initiale, le flou règne quant à l’identité de la mère : « je lui dis je ne sais pas j’étais enfant et le temps a passé / je ne sais pas je lui dis ».[17] Les questions insistantes de l’enfant qui scandent le texte portent alors sur le lieu qui devient de plus en plus précis :

 

Chez qui habitons-nous […] Chez qui dormons-nous chez qui nous réjouissons-nous […] chez qui rions nous oh nous gémissons parfois aussi / mais enfin chez qui sommes-nous […] et sur quelle couche dormons-nous / et rions et gémissons / mais notre lit n’était pas celui des Wellenstein.[18]

La formulation même de la question fait déjà entendre la présence d’un hôte, d’un intrus au cœur de l’espace familier (le lit, la couche). La traduction allemande fait apparaître le sujet de la hantise (la présence du déporté au lieu de soi, au cœur de la « couche ») parce que « couche » est traduit par « Lager », mot qui dénote d’emblée le camp de concentration. Lager, c’est la couche et le camp.

 

Auf welchem Lager schlafen wir
Und lachen und klagen wir
Aber unser Bett ist nicht das der Wellensteins.[19]

La traduction révèle la logique de l’original : la surimpression des lieux et l’intrusion du passé dans le présent. Le texte dans son ensemble rend compte d’un geste d’hospitalité à l’égard de l’enfant disparu. Il décrit la présence grandissante de cet « intrus », du « petit Wellenstein qui a trouvé refuge dans le cœur de mon enfant » : « chassé de la maison jaune et de ta jolie chambre aux murs / sérieux / tu régneras sur le cœur honteux d’un petit exilé ».[20]

A mesure que le texte se focalise sur les lieux intimes et familiers du ‘ je ’ et du ‘ nous ’, il met au jour la présence de ce fantôme qui habite avec eux et il réactive la mémoire du disparu – de cet « autre qui en lui [en mon enfant] se souvient du quai dix-sept de Grunewaldbahnhof ».[21] Dans cette étrange formule (qui sera répétée) fusionnent le dedans et le dehors, soi et autrui. Se souvenir, ce serait ventriloquer le passé d’autrui, être traversé par le souvenir de l’autre. D’ailleurs, la voix de la narratrice est elle aussi traversée par d’autres voix qui ne sont parfois pas clairement assignables : la voix de son enfant, celle du disparu, celle des parents Wellenstein. Qu’il s’agisse du lit, du cœur ou de la voix, l’espace intime accueille plusieurs hôtes.

Si le lieu habité par le ‘ je ’ et le ‘ nous ’ est mobile et hanté, c’est aussi parce qu’il est nommé en plus d’une langue, parce qu’il bouge, qu’il se meut entre les langues, entre l’allemand et le français dans le texte même de Marie NDiaye et dans la traduction de Claudia Kalscheuer où coexistent les deux langues. C’est un autre thème avec variation qui me semble révélateur du mouvement de cette écriture autobiographique. L’habitation hésite entre trois noms : maison, Haus, immeuble, comme si le lieu où l’on vit, le foyer, était mobile. Marie NDiaye insère l’allemand Haus dans le français, et Claudia Kalscheuer conserve les mots français immeuble et maison.

 

Pourquoi ne vas-tu pas jouer avec eux
dis-je à mon enfant d’une voix douce
pour ne pas effaroucher l’autre qui en lui se souvient
du quai dix-sept de Grunewaldbahnhof
et de sa vaste chambre jolie qui donnait sur la cour de la maison jaune
Spielhagenstrasse 18
puisque c’est ainsi 
une maison qu’on appelle un immeuble dans notre langue d’adoption
Haus
à moi et à mon enfant
inflexible et douce dans notre bouche où tournent aussi les mots encombrants
comme des bouts de viande trop gros à mâcher et qu’on ne pourra pas avaler.[22]
 
Warum gehst du nicht mit ihnen spielen
sage ich mit sanfter Stimme zu meinem Kind
um das andere nicht zu verschrecken das in ihm sich erinnert
an das Gleis siebzehn des Bahnhofs Grunewald
und an sein hübsches großes Zimmer mit Blick auf den Hof des gelben Hauses
Spielhagenstraße 18
denn so
maison
nennt man in unserer angenommenen Sprache ein immeuble 
Haus
in meiner und meines Kindes angenommenen Sprache
unbeweglich und süß in unserem Mund wo auch die sperrigen Worte kreisen
wie zu große zähe Fleischstücke die man nicht herunterbringen wird.[23]

Le même greffon apparaît quelques lignes plus loin lorsque la narratrice évoque le cœur de son enfant dans lequel vit désormais le petit Wellenstein :

 

N’est-ce pas là qu’il habite maintenant puisque sa chambre est occupée
et que nul dans la maison jaune
Haus un immeuble dans notre nouvelle langue
n’a plus de chambre à lui prêter.[24]
 
Wohnt er jetzt nicht dort weil sein Zimmer besetzt ist
und niemand in dem gelben Haus
Haus das Wort für immeuble in unserer neuen Sprache
Ein Zimmer mehr für ihn übrig hat.[25]

 

Ginette Michaud a souligné la ruse du mot « immeuble » qui évoque la demeure de la mère et de l’enfant et qui précisément est tout sauf im-meuble, non-mobile, en raison des phénomènes de hantise historique, figurale et linguistique du texte.[26] Au plan de l’énoncé comme au plan de l’énonciation, il y a du mouvement et de la transformation dans l’espace qui serait « propre » : dans l’espace architectural de la maison et dans l’espace de la langue maternelle. L’idée de la greffe se décline à plusieurs niveaux : l’enfant déporté se greffe sur le cœur de « mon enfant », la « maison » se greffe sur « l’immeuble » et « Haus », l’allemand, se greffe sur le français et enfin le texte lui-même thématise le geste de la greffe qui prend mal dans une description métaphorique de « notre langue d’adoption » comparable à ces « bouts de viande trop gros à mâcher et qu’on ne pourra pas avaler ». L’appropriation ne se fait pas sans reste, la greffe est bien une transformation visible et audible. La présence de l’allemand dans le français est autant thématique que linguistique.

La structure musicale du thème avec variation caractérise aussi la série photographique de Denis Cointe insérée au cœur du livre. A chaque fois, la photographie est prise de l’intérieur du train, elle joue de reflets sur la vitre à travers laquelle on regarde, elle fait apparaître et disparaître des visages humains sur fond de paysage berlinois. Elle repose sur le flou, la vitesse et la surimpression. Il n’y a pas de rapport direct, directement lisible, entre le texte et les photographies, pas de rapport d’illustration, si ce n’est, à la marge, le visage de Marie NDiaye sur la couverture et les lieux berlinois identifiables, reconnaissables comme tels. Néanmoins, selon Ginette Michaud, « ces images hantées par la spectralité de la mémoire s’ajustent parfaitement, mais sans aucun thématisme ni rapport forcé, seulement par résonnance et éloignement plutôt, avec le bref récit de Marie NDiaye ».[27] Du point de vue du dispositif, ce qui frappe le lecteur, c’est que les visages tendent à disparaître, à s’estomper ou à devenir flous et qu’ils sont traversés par d’autres reflets – lignes, traces, lumière –. L’identité des passagers se fond dans le mouvement du train et de la photographie. Ces passagers qui passent à travers le paysage berlinois comme des fantômes, des silhouettes, rappellent aussi le visage de Marie NDiaye sur la couverture lorsqu’ils regardent au loin, fixent un ailleurs. Dans cette série, le visage est un lieu de passage et une présence-absence et chaque silhouette rappelle la précédente, se densifie des précédentes, en appelle une autre. Par cet effet de série, ‘ je ’ devient un autre. Le dispositif du reflet et de la surimpression rappelle les phénomènes de hantise et de polyphonie plurilingue du texte.

Photographie de Denis Cointe dans Marie NDiaye, Y penser sans cesse, Editions de l’Arbre vengeur, 2011

Que ‘ je ’ devient un autre apparaît à travers une autre image qui insiste dans les interactions entre le texte et les photographies : la couleur verte. Le vert révèle la co-présence de soi et de l’autre, il est le signe émouvant de la hantise. Il est ce « punctum » intermédial qui nous « point », qui nous surprend et nous « meurtrit ».[28] Le lecteur/spectateur d’Y penser sans cesse ne peut que remarquer ce détail poignant, ce Leitmotiv textuel qui vient aussi hanter les photographies. La surimpression n’est pas seulement un choix de Denis Cointe (de l’‘ operator ’, selon le terme de Barthes), c’est aussi un effet de lecture du ‘ spectator ’ de cette œuvre intermédiale.[29] Le spectateur regarde les photographies avec le ‘ vert ’ de NDiaye en tête. Nous lisons et regardons le vert comme le signe d’une identité traversée et mobile, et comme le signe d’une étrangeté à l’œuvre, au travail, dans cette forme autobiographique originale.

Pour le lecteur, le vert signe la présence de l’autre : à l’échelle de l’énoncé, la présence du petit déporté et de la déportation dans l’espace intime et berlinois, et à l’échelle de l’énonciation, la présence de Marie NDiaye dans les photographies de Denis Cointe (du texte et des textes de Marie NDiaye qui évoquent la couleur verte). A une autre échelle encore, linguistique, le vert se déploie aussi entre les langues et s’il insiste à ce point dans cette œuvre intermédiale et plurilingue, c’est peut-être parce qu’il faut entendre le spectre du mot allemand Grunewald qui déploie ses possibles et son imaginaire dans les images textuelles et photographiques.

Le vert m’apparaît comme un point de rencontre entre l’auteure Marie NDiaye et l’histoire allemande, précisément ici : l’histoire de la déportation à Berlin. En 2005, Marie NDiaye a écrit cet étrange Autoportrait en vert publié dans la collection ‘ Traits et portraits ’ du Mercure de France où le vert dans le texte et sur les photographies de Julie Ganzin est le signe de la métamorphose infinie et de la hantise des autres femmes vertes en soi qui se meurent, disparaissent ou se transforment.[30] Le vert est un biographème ndiayien manifestant l’inquiétante étrangeté de soi et c’est aussi la couleur de l’entre-deux : les femmes en vert oscillent entre visibilité et invisibilité, vie et mort, présence et absence, représentation photographique et textuelle. Le vert omniprésent renvoie aussi par homophonie aux verres photographiques dans cet autoportrait photo-textuel.

Y penser sans cesse reprend ces aspects du vert tout en ajoutant une signification historique. Le vert qualifie l’enfant mort et son avatar : le platane de la cour de la maison jaune dans lequel il s’incarne peu à peu. « Vert » décrit « l’âme », puis « les membres » puis les « doigts » de l’enfant qui se transforment en feuilles et « chaque feuille en forme de main » vient frapper à la vitre de la maison, comme pour entrer. A la fin du texte : « jaune est la maison vert le platane ».[31] L’arbre s’anime à mesure que le texte progresse parce que « la petite âme menue et contrariante et verte et difficile […] gît là […] dans les feuilles curieuses et attentives qui se frottent aux vitres », dans « les feuilles suppliantes du vieux platane de la cour » : « tes mains sont les feuilles du platane qui taperont à la vitre ».[32] Le vert apparaît quand l’enfant déporté entre en contact avec les vivants, quand il interpelle le présent comme une présence dérangeante, quand il est « ce fâcheux aux membres verts et grêles ».[33] Le vert est le nom de l’étrangeté, du fantôme et de l’intrus.

Photographie de Denis Cointe dans Marie NDiaye, Y penser sans cesse, Editions de l’Arbre vengeur, 2011 Photographie de Denis Cointe dans Marie NDiaye, Y penser sans cesse, Editions de l’Arbre vengeur, 2011

Quatre des huit photographies de Denis Cointe jouent sur la couleur verte. La couleur renvoie à la nature – herbe, arbres, feuilles – et à un bâtiment berlinois identifiable : l’aéroport de Tempelhof avec sa tour de radar qui est un symbole de l’architecture nazie,[34] construit en 1923 et transformé par Hitler en 1934 en une immense aérogare. Comme dans le texte de Marie NDiaye, le vert se charge en histoire allemande. Par les échos que les photographies entretiennent avec le texte, les feuilles et les arbres que les passagers regardent et que nous regardons de l’autre côté de la vitre rappellent les images en vert de Marie NDiaye.

Ce qu’ajoutent les photographies au signifiant ‘ vert ’, c’est l’idée du mouvement provenant du train berlinois. Ce train en mouvement rappelle, par un rebond intermédial, le seul train qui part dans le texte : le train qui déporte l’enfant Wellenstein depuis la gare de Grunewald, en allemand dans le texte : « Grunewaldbahnhof ». A trois reprises revient la scène de déportation et l’effroi de l’enfant sur « le quai dix-sept de Grunewaldbahnhof ».[35]

Il me semble que le toponyme berlinois Grunewald organise la chromatique des images photographiques et textuelles. Grunewald fonctionne comme le toponyme de la déportation, son référent et son symbole, évoqué en tant que tel dans le texte. Grunewald est un quartier de Berlin d’où partaient les trains vers les camps de concentration. C’est aussi un quartier portant le nom de la forêt qui le recouvre en grande partie. Les photographies de Cointe qui traversent des forêts raniment le sens littéral du toponyme : Grunewald fait entendre wald, la forêt en allemand, et rappelle l’adjectif grün, vert. L’âme et les « membres verts » du petit Wellenstein sont disséminés entre les langues et entre les images, ils font retour dans les occurrences de Grunewald. Si le vert insiste et nous touche à ce point dans ce dispositif intermédial et plurilingue, c’est parce qu’il est le signe visuel d’une circulation et d’une présence du fantôme de l’histoire dans l’espace berlinois (espace linguistique et référentiel).

Grunewald serait bien un référent possible du mystérieux pronom du titre Y penser sans cesse. Le toponyme apparaît une dernière fois dans le texte dans une scène de contemplation et de sidération, quand la narratrice évoque le regard de son enfant :

 

Et tu es pareil mon petit blotti dans ta torpeur
recroquevillé sur le garçon acide et sur le banc tagué
à ces messieurs très croulants et très bien mis
très solitaires très hébétés
qui fixent longuement
d’un œil morne et stupéfait le lac profond de Grunewald.[36]

Je terminerai sur cette densité de ‘ Grunewald ’, cette profondeur, cette épaisseur et cette étrangeté qui sollicite le regard (des personnages, de la narratrice, du lecteur). Grunewald est un espace et un nom qui se regardent fixement. Avec ses avatars (les différentes formes textuelles et visuelles du ‘ vert ’, du ‘ grün ’, des arbres et des feuilles), il est ce mot que l’œuvre médite et approfondit à travers ses images et ses reflets. De manière frappante, le court-métrage de Denis Cointe approfondit lui aussi ce nom, Grunewald, véritable punctum de l’œuvre intermédiale. Alors que le réalisateur filme principalement depuis le train de Berlin en mouvement, une longue séquence fixe d’une minute est consacrée à la gare de Grunewald :[37] la caméra se fixe sur le nom de la station et le train qui, derrière lui, attend de partir.

 

 


1 O. Rosenthal, L. Ruffel, ‘ Introduction ’, Littérature, vol. 192, no. 4, 2018, pp. 5-18.

2 Site de la compagnie Translation : <http://www.compagnietranslation.fr/diedichte/>.

3 D. Cointe, Y penser sans cesse, 2012, 30 minutes, produit par le Groupe de Recherches et d’Essais Cinématographiques, <http://www.grec-info.com/fiche_film.php?id_film=1052>.

4 D. Cointe, Unablässig daran denken, 2012, 52 : 48 minutes, produit par Deutschland Radio Kultur.

6 F. Donovan, ‘ Nouvelles formes et espaces palimpsestes dans Y penser sans cesse de Marie Ndiaye ’, Contemporary French and francophone studies, 17, no. 4, 2013, pp. 388-395.

7 C’est la traductrice principale des romans et pièces de Marie NDiaye.

8 G. Michaud, ‘ L’intrus / Y penser sans cesse de Marie NDiaye, Photographies de Denis Cointe, traduction allemande de Claudia Kalscheuer, L’Arbre vengeur, 110 p. ’, Spirale, numéro 239, hiver 2012, pp. 66–67.

9 ‘ « Die Dichte » de et avec Marie Ndiaye ’, La Dépêche du Midi, 27 avril 2011. Cité dans F. Donovan, ‘ Nouvelles formes et espaces palimpsestes dans Y penser sans cesse de Marie Ndiaye ’, p. 390.

10 ‘ Entretien avec Marie Ndiaye ’, Le Monde, 29 avril 2011.

11 M. NDiaye, Y penser sans cesse, Photographies de Denis Cointe, traduction allemande de Claudia Kalscheuer, Talence, L’Arbre vengeur, 2011. A partir de cette note, seules les pages citées seront indiquées.

12 P. 8 ; “wer bist du und wer bin ich selbst”, p. 68.

13 Minute 23. D. Cointe, Y penser sans cesse.

14 P. 11 ; “aus unserem gelben Haus”, p. 72.

15 avec des variations : « qui es-tu et qui suis-je moi / pour interroger ainsi », « je ne sais rien de toi qui es-tu », « toi ma mère qui es-tu », pp. 8-9. “wer bist du und wer bin ich selbst / so zu fragen”, “ich weiß nichts von dir wer bist du”, “du meine Mutter wer bist du”, pp. 68-69.

16 Pp. 13-14. “Bei wem wohnen wir”, p. 74.

17 Pp. 9-10. “Ich sage ich weiß nicht ich war ein Kind und die Zeit ist vergangen / ich weiß nicht sage ich ihm”, p. 70.

18 Respectivement : pp. 13-14, p. 15, pp. 15-16 et p. 32. “Bei wem wohnen wir”, p.74; “Bei wem schlafen wir bei wem freuen wir uns”, p. 76 ; “bei wem lachen wir oh wir klagen manchmal auch / aber bei wem sind wir”, p. 76 ; “auf welchem Lager schlafen wir / Und lachen und klagen wir /Aber unser Bett ist nicht das der Wellensteins”, p. 95.

19 P. 95.

20 Respectivement : p. 29, p. 19 et p. 38. “Der Eindringling”, p. 91 ; “der kleine Wellenstein der Zuflucht gefunden hat im Herzen meines Kindes”, p. 80 ; “vertrieben aus dem gelben Haus und deinem hübschen Zimmer mit den ernsten Wänden / wirst du über das schamerfüllte Herz eines kleinen Emigranten herrschen”, p. 101.

21 P. 17, “das andere […] das in ihm sich erinnert / an das Gleis siebzehn des Bahnhofs Grunewald”, p. 78.

22 Pp. 17-18.

23 Pp. 78-79.

24 P. 20.

25 P. 81.

26 G. Michaud, ‘ L’intrus / Y penser sans cesse de Marie NDiaye, Photographies de Denis Cointe, traduction allemande de Claudia Kalscheuer, L’Arbre vengeur, 110 p. ’, p. 67.

27 Ibidem.

28 R. Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard : Le Seuil, 1980.

29 Dans sa biographie de Barthes, Tiphaine Samoyault écrit que la première partie de la Chambre claire « évacue […] tout un pan de la réflexion sur [la photographie], celui qui concerne l’operator, le photographe, son intention, son travail. La photo n’existe que pour le spectator, pour celui qui la regarde et accomplit ainsi le fantasme exprimé dès " Photos-chocs ", dans Mythologies : que les images soient rendues exclusivement à ceux qui les regardent » (T. Samoyault, Roland Barthes : biographie, Paris, Seuil, 2016, p. 674).

30 M. NDiaye, Autoportrait en vert, Paris, Mercure de France, 2005. D’après Marie-Claire Barnet, « l’autoportrait de NDiaye, en fragments de portraits d’autres vies et alliages subtils de reflets et réflexions, venant d’un soi démultiplié, pièces (maîtresses car manquantes) d’un puzzle qui nous intrigue et nous alarme – où nous ne reconnaissons qu’à demi, ou pas du tout, ce qui se dévoile ou se cache et ce qui se trame –, participe à cette éthique de la dépossession fondamentale d’un « je » […] tel que le conceptualise J. Butler » (M.-C. Barnet, ‘ Déroute d’un autoportrait en vert (mère) : vers l’errance de Marie NDiaye ’, dans A. Asibong, S. Jordan (ed.), Marie NDiaye : l’étrangeté à l’œuvre, Lille, Presses de l’Université Charles de Gaulle, 2009, p. 159.

31 P. 46. “Denn […] / ist gelb das Haus grün die Platane”, p. 110 ; « la petite âme menue et contrariante et verte et difficile », p. 22 ; « ce fâcheux aux membres verts et grêles », p. 26 ; « tes doigts sont verts et ta peau sèche poussiéreuse », p. 38 ; « chaque feuille en forme de main / sèche poussiéreuse », p. 22. “die schmächtige und unliebsame grüne und schwierige kleine Seele”, p. 83 ; “dieses Ärgernis mit den grünen spillerigen Gliedern”, p. 88 ; “deine Finger sind grün und deine Haut trocken staubig”, p. 102 ; “in jeden handförmigen Blatt / dürr staubig”, p. 83.

32 Respectivement : pp. 22-23, p. 43 et p. 33. “die schmächtige und unliebsame grüne und schwierige kleine Seele […] ruht […] / in den neugierigen aufmerksamen Blätterne die sich an den Scheiben reiben”, pp. 83-84 ; “zu den flehenden Blättern der alten Platane im Hof”, p. 107 ; “deine Hände sind die Blätter der Platane die an die Scheibe schlagen werden”, p. 96.

33 P. 26. “dieses Ärgernis mit den grünen spillerigen Gliedern”, p. 88.

34 Tempelhof ouvre en 1923 mais c’est en 1934 qu’Hitler décide de transformer l’aérogare en un immense aéroport, avec son architecte fétiche Albert Speer. Le projet architectural démesuré rêvé par Hitler ne verra pas le jour. Ernst Sagebiel, dernier architecte, achève l’aéroport en 1941. Les nazis y enfermèrent des prisonniers de guerre et travailleurs forcés dans les hangars pour fabriquer des avions de chasse. Depuis 2008, l’aéroport a fermé et le tarmac est devenu une vaste aire de jeux (pour enfants et famille notamment, à l’image de ceux que l’on voit dans le texte de NDiaye et dans le film de Cointe). Le film de Cointe consacre de longs plans à Tempelhof qui prend une importance visuelle plus grande (par rapport au texte publié aux éditions de l’Arbre vengeur). Tempelhof devient un véritablement un espace symbolique et poétique qui superpose images textuelles et images filmées, puisque Cointe film deux avions en papier volant au-dessus du tarmac côte à côté, au moment où la voix de NDiaye évoque l’accueil du petit intrus dans le cœur de son enfant. Voir D. Cointe, Y penser sans cesse, minutes 23 : 10 à 24 : 45.

35 P. 13, p. 17, p. 23 ; p. 73, p. 78, p. 84.

36 p. 28. “und du gleichst mein Kleiner geduckt und benommen / zusammengekauert über dem sauren Jungen auf der Bank voller Graffiti / jener sehr angejahrten und sehr gut angezogen Herren / sehr einsam sehr stumpf / die lange und mit trübem verdattertem Blick / auf den tiefen Grunewaldsee starren”, pp. 89-90.

37 Voir D. Cointe, Y penser sans cesse, minute 13.